Grâce à l’amitié qui le liait à de nombreux auteurs de notre région, Michel Butor participa plusieurs années de suite aux Rencontres des écritures poétiques et au recueil de poésie : « Le Lézard amoureux ».
Il nous fit l’honneur d’offrir des poèmes inspirés de divers thèmes tels que « Hugo et l’enfance », « L’espoir », « La pluie et le beau temps », ou encore « Les passeurs de mémoire », dans le cadre du Printemps des Poètes.
Vous retrouverez ci-dessous ces textes précieux.
« Hugo et l’enfance »
Michel Butor a choisi
Dans l’œuvre de Victor Hugo:
Les griffonnages de l’écolier
Charles a fait des dessins sur son livre de classe.
le thème est fatigant au point, qu’étant très lasse,
La plume de l’enfant n’a pu se reposer
Qu’en faisant ce travail énorme: improviser
Dans un livre, partout, en haut, en bas, des fresques,
Comme on en voit aux murs des alhambras moresques,
Des tâches d’encre, ayant des aspects d’animaux,
Qui dévorent la phrase et qui rongent les mots,
Et, le texte mangé, viennent mordre les marges.
Le nez du maître flotte au milieu de ces charges,
Troublant le clair-obscur du vieux latin toscan,
Dans la grande satire où Rome est au carcan,
Sur César, sur Brutus, sur les hautes mémoires.
Ce chevreau, le caprice, a grimpé sur les vers.
Le livre, c’est l’endroit: l’écolier, c’est l’envers.
Sa gaîté s’est mêlée, espiègle, aux stigmates
Du vengeur qui voulait s’enfuir chez les Sarmates.
Les barbouillages sont étranges, profonds, drus.
Les monstres! Les voilà perchés, l’un sur Codrus,
L’autre sur Néron. L’autre égratigne un dactyle.
Un pâté fait son nid dans les branches du style.
Un âne, qui ressemble à monsieur Nisard, brait,
Et s’achève en hibou dans l’obscure forêt:
L’encrier sur lui coule, et, la tête inondée
De cette pluie, il tient dans sa pane un spondée.
Partout la main du rêve a tracé le dessin:
Et c’est ainsi qu’au gré de l’écolier, l’essaim
Des griffonnages, horde hostile aux belles-lettres,
S’est envolé parmi les sombres hexamètres.
Jeu! Songe! On ne sait quoi d’enfantin, s’enlaçant
Au poème, lui donne un ineffable accent,
Commente le chef-d’œuvre, et l’on sent l’harmonie
D’une naïveté complétant un génie.
C’est un géant ayant sur l’épaule un marmot.
Charles invente une fleur qu’il fait sortir d’un mot,
Ou lâche un farfadet ailé dans la broussaille
Du rythme effarouché qui s’écarte et tressaille.
Un rond couvre une page. Est-ce un dôme ? Est-ce un œuf ?
Une belette en sort qui peut-être est un bœuf.
Le gribouillage règne, et sur chaque vers pose
Les végétations de la métamorphose.
Charles a sur ce latin fait pousser un hallier.
Grâce à lui, ce vieux texte est un lieu singulier
Où le hasard, l’ennui, le lazzi, la rature
Dressent au second plan leur vague architecture.
Son encre a fait la nuit sur le livre étoilé.
Et pourtant, par instants, ce noir réseau brouillé,
A travers ses rameaux, ses porches, ses pilastres,
Laisse passer l’idée et laisse voir les astres.
Dans son œuvre :
Zoo
À la tombée de la nuit
quand se sont refermées les grilles
l’éléphant rêve à son grand troupeau
le rhinocéros à ses troncs d’arbres
l’hippopotame à des lacs clairs
la girafe à des frondaisons de fougères
le dromadaire à des oasis tintants
le bison à un océan d’herbes
le lion à des craquements dans les feuilles
le tigre de Sibérie à des traces dans la neige
l’ours polaire à des cascades poissonneuses
la panthère à des pelages passant dans des rayons de lune
le gorille à des bananiers croulant de leurs fleurs violettes
l’aigle à des coups de vent dans des canyons de nuages
le phoque aux archipels mouvants de la banquise disloquée
les enfants du gardien à la plage
Pour garder son calme
Malgré…
il y a les nuages, les merveilleux nuages,
malgré les vaguemestres qui n’arrivent plus du tout au trot
par le chemin de l’Arbre isolé, qui ont complètement changé
de nom, d’allure et de monture,
il y a les Illuminations et les Calligrammes,
malgré les bourreaux, pancartes, discours, banderoles,
il y a l’oiseau qui parle, l’arbre qui chante et l’eau couleur d’or,
malgré les espions qui, dit-on, rôdent par ici invisibles
comme le sable de l’horizon dont ils se sont désespérément
revêtus et avec lequel ils se confondent,
il y a les lichens figurant les haleines, pierres et flammes,
malgré les défilés, supplices, poisons, famines,
il y a les cinq doigts de la main avec les ongles, les six faces
du dé avec leurs chiffres, les sept pulsions capitales avec leurs
emblèmes,
malgré les soldats qui la nuit scient des planches pour les
cercueils,
il y a la suite, et la série, et le reste, et les autres, et les refusés,
les oubliés, les imprévus, les j’en passe, et j’en passe,
malgré les pillages, bottes, pollutions, ignominies,
il y a l’ouverture du monde que l’on veut toujours nous
cadenasser,
malgré les cimetières pleins de croix ou de croissants,
il y a l’astronautique bien tard, mais bientôt, vous verrez,
bientôt,
qui va reprendre,
malgré les lâchetés, nausées, déflagrations, gémissements,
il y a que je suis monté jusqu’au givre ce matin,
malgré les tombes partout de-ci de-là,
il y a le désert qui retrouvera ses bruits propres,
malgré les sirènes, glas, humiliations, supplications, la télévision
et encore et toujours les bombes, et on n’en finira donc jamais,
et quand l’on a faim et soif, quelqu’un qui nous chasse,
il y a qu’un jour, on ne sait encore quel jour, après tous ces fracas
et secousses, il y aura un peu de silence entre amis autour de
quelque boisson, malgré…
Météorologie
pour Dorny
Avant qu’il y ait eu des hommes sur la Tette, avant qu’il y ait
eu des animaux, avant même qu’il y ait eu des forêts, des
savanes ou des algues, il y avait déjà des nuages.
Quand le soleil réapparaît
les nuées se ragaillardissent
souriant et s’embellissant
ravalant leurs larmes s’enrobent
de toutes diverses couleurs
Quel est le peintre qui eut le premier l’idée de figurer un
nuage? Qu’ils sont passés nombreux depuis, avec tant de
formes et couleurs diverses, dans les cieux fictifs sur les murs,
panneaux, toiles et papiers de l’Orient ou de l’Occident!
A l’abri de la pluie
le copiste regarde
le passage des nues
à travers la fenêtre
et pense à ses amours
en dehors du couvent
J’ajoute ici une petite strophe de mon cru. C’est comme une
averse soudaine qui bat la vitre.
Et mettant leurs toisons sécher
aux chers beaux rayons enchanteurs
les émulsionnent en charpie
dans la brise resplendissante
afin de pouvoir les filer
A la fin du XIII’ siècle, au temps des grandes cathédrales, Jean
de Meung ajouta une énorme suite au Roman de la Rose laissé
inachevé par Guillaume de Lorris, et dans quelques-uns de ses
vers que j’adapte tant bien que mal, il a capté certains des
nuages de son temps, les conservant ainsi pour nous dans leur
fraîcheur.
Quand les quenouilles sont vidées
font voler de leurs écheveaux
longues aiguillées de fil blanc
comme pour se coudre des manches
avant de partir en voyage
Les parques de l’Antiquité qui filaient, enroulaient, déroulaient
er tranchaient les destinées des hommes, sont rajeunies dans
ces miniatures mobiles qui féminisent nos anticyclones et
dépressions modernes, et dévoilent dans nos isobares des
courbes angéliques et féeriques.
Ayant attelé leurs chevaux
parcourent vallées et montagnes
à des vitesses insensées
car leur cocher le dieu Éole
met des ailes à leurs sabots
Le Roman de la Rose nous est parvenu par des manuscrits, mais
avec des lettres si régulières et si proprement tracées qu’il faut
aujourd’hui l’imprimer pour rendre hommage à leur scripteur
ancien. Au contraire mes commentaires s’accommodent au mieux
d’une écriture cursive qui les transforme en filets ou filins de
nuages cousant une page de temps à l’autre, et claquant au
vent de la lecture comme des crinières.
L’air met son manteau indigo
comme dans les pays d’Orient
pour se draper se pavaner
préparant un arc-de-triomphe
pour l’arc-en-ciel de leur retour
A chaque bulletin que me diffuse la télévision, une voix s’élève
parodiant Villon: « mais où sont les nuages d’antan? » Ceux de
Baudelaire ou de Jean de Meung. A nous de saluer les nuages
du futur.
Le tombeau d’Arthur Rimbaud
Qui suis-je moi qui suis sorti
de la tombe où je t’attendais
moins une jambe que je n’ai
pas réussi à remplacer
avant de repartir là-bas
comme je l’aurais tant voulu
comme j’attendais dans ma chambre
mère un baiser qui ne venait
que rarement et si furtif
que mes larmes se remplissaient
d’insultes que je ravalais
dans l’ambiguïté de mes flammes
D’où suis-je venu trébuchant
car c’était un tout autre enfer
que celui d’où j’ai réchappé
que j’avais cherché provoqué
où ai-je trouvé la béquille
que j’ai posée contre un pilier
quant à la peau blanche grisâtre
c’est la couleur de l’entre-temps
parcouru d’illuminations
qui sont les souvenirs des rêves
que j’étouffais dans mes navettes
entre l’eau l’Afrique et l’Asie
Où suis-je que veut dire ici
et qui était cette personne
en grande toilette disant
« viens donc près de moi tu seras
beaucoup mieux qu’ici » quel ici
celui de la tombe ou celui
de l’église de Charleville
où j’aurais voulu te parler
mère mais n’ai pu que répondre
en l’appelant « ma tante » quelle
tante je ne l’ai pas connue
serait-ce une sœur de mon père
Où voulait-elle m’emmener
transformée en ange gardien
dans quelle saison quel château
dans quel Aden de l’autre monde
dans quel Harrar transfiguré
« je vous remercie je me trouve
très bien ici et je vous prie
de m’y laisser » où trouverais-je
la femme et l’enfant désirés
que j’aurais voulu vous montrer
pour voir éclore ce sourire
que vous m’avez tant refusé
Où vais-je maintenant dans quel
tombeau différent de celui
que vous creusez pour reposer
entre les os entremêlés
de votre père et Vitalie
à qui je montrais les musées
de Londres quand tous les espoirs
nous étaient encore permis
et les miens que vous laisserez
dans le cercueil bien conservé
avec la belle croix dorée
qui n’a pas empêché ma fugue
La pluie tombe sur Charleville
des lycées vont porter mon nom
on fêtera l’anniversaire
de ma naissance et de ma mort
de savants universitaires
vont me traiter de tous les noms
sans doute il s’agit de quelqu’un
que j’aurais voulu devenir
mais qui s’est dérobé sous moi
comme une jambe que l’on coupe
et qu’on ne peut pas remplacer
je me trouve très bien ici
Le vent siffle sur les mosquées
la voile claque sur les vagues
les porteurs me secouent toujours
qui parle ici qui se faufile
dans les ossements de ma vie
usurpateur d’identité
voleur du feu de mon bûcher
fantôme d’un ancien fantôme
je cherche l’autre que je suis
déchiqueté dans mes errances
mère notre tombe se creuse
en l’engloutissement d’un monde