Brassens était né il y a 100 ans… quid du désir dans son œuvre ? Notre collègue Marieke Olivieri nous aide à y voir plus clair.1. Le désir des poètes

1.1 Mise en musique des « Oiseaux de passage » de Jean Richepin

ô vie heureuse des bourgeois ! Qu’avril bourgeonne
Ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents
Ce pigeon est aimé trois jours par sa pigeonne
ça lui suffit, il sait que l’amour n’a qu’un temps.

Ce dindon a toujours béni sa destinée
Et quand vient le moment de mourir, il faut voir
Cette jeune oie en pleurs: “c’est là que je suis née
Je meurs près de ma mère et j’ai fait mon devoir.”

Elle a fait son devoir, c’est-à-dire que oncques
Elle n’eut de souhait impossible, elle n’eut

Aucun rêve de lune, aucun désir de jonque
L’emportant sans rameur sur un fleuve inconnu.

Et tous sont ainsi faits, vivre la même vie
Toujours pour ces gens-là, cela n’est point hideux.
Ce canard n’a qu’un bec et n’eut jamais envie
Ou de n’en plus avoir ou bien d’en avoir deux.

Ils n’ont aucun besoin de baiser sur les lèvres
Et, loin des songes vains, loin des soucis cuisants,
Possèdent pour tout cœur un viscère sans fièvre,
Un coucou régulier et garanti dix ans.

ô les gens bienheureux ! Tout à coup, dans l’espace

Si haut qu’il semble aller lentement, un grand vol
En forme de triangle arrive, plane et passe.
Où vont-ils ? Qui sont-ils ? Comme ils sont loin du sol !

Regardez les passer, eux, ce sont les sauvages
Ils vont où leur désir le veut: par-dessus monts
Et bois, et mers, et vents, et loin des esclavages
L’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons.

Regardez-les ! Avant d’atteindre sa chimère,
Plus d’un, l’aile rompue et du sang plein les yeux,
mourra ! Ces pauvres gens ont aussi femme et mère
Et savent les aimer aussi bien que vous, mieux.

Pour choyer cette femme et nourrir cette mère,

Ils pouvaient devenir volailles comme vous

Mais ils sont avant tout des fils de la chimère

Des assoiffés d’azur, des poètes, des fous.

Regardez-les, vieux coq, jeune oie édifiante !

Rien de vous ne pourra monter aussi haut qu’eux

Et le peu qui viendra d’eux à vous c’est leur fiente.

Les bourgeois sont troublés de voir passer les gueux.

 

1.2 « Retouches à un roman d’amour de quatre sous »

Madame, même à quatre sous
Notre vieux roman d’amour sou-

-ffrirait certes quelque mévente.
Il fut minable. Permettez
Que je farde la vérité,
La réinvente.

La réinvente.

On se rencontra dans un car
Nous menant en triomphe au quart,
Une nuit de rafle à Pigalle.
Je préfère affirmer, sang bleu !
Que l’on nous présenta chez le
Prince de Galles.
Le Prince de Galles.

Oublions l’hôtel mal famé,
L’hôtel borgne où l’on s’est aimé.
Taisons-le, j’aurais bonne mine.
Il me paraît plus transcendant
De situer nos ébats dans
Une chaumine.
Dans une chaumine.

Les anges volèrent bien bas,
Leurs soupirs ne passèrent pas
L’entresol, le rez-de-chaussée.
Forçons la note et rehaussons
Très au-delà du mur du son
Leur odyssée.
Leur odyssée.

Ne laissons pas, quelle pitié !
Notre lune de miel quartier
De la zone. Je préconise
Qu’on l’ait vécue en Italie,
Sous le beau ciel de Napoli
Ou de Venise.
Ou de Venise.

Un jour votre cœur se lassa
Et vous partîtes – passons ça
Sous silence – en claquant la porte.
Marguerite, soyons décents,
Racontons plutôt qu’en toussant
Vous êtes morte.
Vous êtes morte.

Deux années après, montre en main,
Je me consolais, c’est humain,
Avec une de vos semblables.
Je joue, ça fait un effet boeuf,
Le veuf toujours en deuil, le veuf
Inconsolable.

Inconsolable.

C’est la revanche du vaincu,
C’est la revanche du cocu,
D’agir ainsi dès qu’il évoque
Son histoire : autant qu’il le peut,
Il tâche de la rendre un peu
Moins équivoque.
Moins équivoque.

 

2. Le désir de vivre : « Mourir pour des idées »

Mourir pour des idé’s, l’idée est excellente
Moi j’ai failli mourir de ne l’avoir pas eu’
Car tous ceux qui l’avaient, multitude accablante,
En hurlant à la mort me sont tombés dessus.
Ils ont su me convaincre et ma muse insolente,
Abjurant ses erreurs, se rallie à leur foi
Avec un soupçon de réserve toutefois :
Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente,
D’accord, mais de mort lente.

Jugeant qu’il n’y a pas péril en la demeure,
Allons vers l’autre monde en flânant en chemin
Car, à forcer l’allure, il arrive qu’on meure
Pour des idées n’ayant plus cours le lendemain.
Or, s’il est une chose amère, désolante,

En rendant l’âme à Dieu c’est bien de constater
Qu’on a fait fausse rout’, qu’on s’est trompé d’idé’
Mourons pour des idé’s, d’accord, mais de mort lente
D’accord, mais de mort lente

Les saint jean bouche d’or qui prêchent le martyre,
Le plus souvent, d’ailleurs, s’attardent ici-bas.
Mourir pour des idé’s, c’est le cas de le dire,
C’est leur raison de vivre, ils ne s’en privent pas.
Dans presque tous les camps on en voit qui supplantent
Bientôt Mathusalem dans la longévité.
J’en conclus qu’ils doivent se dire, en aparté :
“Mourons pour des idé’s, d’accord, mais de mort lente

D’accord, mais de mort lente”

Des idé’s réclamant le fameux sacrifice,
Les sectes de tout poil en offrent des séquelles,
Et la question se pose aux victimes novices :
Mourir pour des idé’s, c’est bien beau, mais lesquelles ?
Et comme toutes sont entre elles ressemblantes,
Quand il les voit venir, avec leur gros drapeau,
Le sage, en hésitant, tourne autour du tombeau.
Mourons pour des idées, d’accord, mais de mort lente
D’accord, mais de mort lente.

Encor s’il suffisait de quelques hécatombes
Pour qu’enfin tout changeât, qu’enfin tout s’arrangeât
Depuis tant de “grands soirs” que tant de têtes tombent

Au paradis sur terre on y serait déjà
Mais l’âge d’or sans cesse est remis aux calendes,
Les dieux ont toujours soif, n’en ont jamais assez,
Et c’est la mort, la mort toujours recommencé’
Mourons pour des idé’s, d’accord, mais de mort lente,
D’accord, mais de mort lente.

O vous, les boutefeux, ô vous, les bons apôtres,
Mourez donc les premiers, nous vous cédons le pas
Mais de grâce, morbleu ! laissez vivre les autres !
La vie est à peu près leur seul luxe ici-bas ;
Car, enfin, la Camarde est assez vigilante,
Elle n’a pas besoin qu’on lui tienne la faux.

Plus de danse macabre autour des échafauds !
Mourons pour des idé’s, d’accord, mais de mort lente,
D’accord, mais de mort lente.

 

3. Le désir d’amitié : “La Visite”

On n’était pas des Barbe-Bleue,
Ni des pelés, ni des galeux,
Porteurs de parasites.
On n’était pas des spadassins,
On venait du pays voisin,
On venait en visite.

On n’avait aucune intention
De razzia, de déprédation,
Aucun but illicite,
On venait pas piller chez eux,
On venait pas gober leurs oeufs,
On venait en visite.

On poussait pas des cris d’Indiens,
On avançait avec maintien
Et d’un pas qui hésite.
On braquait pas des revolvers,
On arrivait les bras ouverts,
On venait en visite.

Mais ils sont rentrés dans leurs trous,
Mais ils ont poussé les verrous
Dans un accord tacite.
Ils ont fermé les contrevents,
Caché les femmes, les enfants,
Refusé la visite.
On venait pas les sermonner,
Tenter de les endoctriner,
Pas leur prendre leur site.
On venait leur dire en passant,
Un petit bonjour innocent,
On venait en visite.

On venait pour se présenter,
On venait pour les fréquenter,
Pour qu’ils nous plébiscitent,
Dans l’espérance d’être admis
Et naturalisés amis,
On venait en visite.

Par malchance, ils n’ont pas voulu
De notre amitié superflue
Que rien ne nécessite.
Et l’on a refermé nos mains,
Et l’on a rebroussé chemin,
Suspendu la visite,
Suspendu la visite.

Suspendu la visite.

 

4. Le désir de rester amoureux

Ma mi’, de grâce, ne mettons
Pas sous la gorge à Cupidon
Sa propre flèche,
Tant d’amoureux l’ont essayé
Qui, de leur bonheur, ont payé
Ce sacrilège…

J’ai l’honneur de
Ne pas te de-

-mander ta main,
Ne gravons pas
Nos noms au bas
D’un parchemin.

Laissons le champ libre à l’oiseau,
Nous serons tous les deux priso-

-nniers sur parole,
Au diable les maîtresses queux
Qui attachent les cœurs aux queu’s
Des casseroles !

Vénus se fait vieille souvent,
Elle perd son latin devant
La lèche-frite…
A aucun prix, moi, je ne veux
Effeuiller dans le pot-au-feu
La marguerite.

On leur ôte bien des attraits,
En dévoilant trop les secrets
De Mélusine.
L’encre des billets doux pâlit
Vite entre les feuillets des li-

-vres de cuisine.

Il peut sembler de tout repos
De mettre à l’ombre, au fond d’un pot
De confiture,
La joli’ pomme défendu’,
Mais elle est cuite, elle a perdu
Son goût “nature”.

De servante n’ai pas besoin
Et du ménage et de ses soins
Je te dispense…
Qu’en éternelle fiancée,
A la dame de mes pensée’
Toujours je pense…