Extraits d’articles

S1- Lecture subjective et enseignement 

Selon les conceptions de la lecture littéraire, l’imaginaire du lecteur apparaît soit comme un obstacle à une lecture réussie, soit comme une nécessité fonctionnelle de celle-ci. Pour les uns, l’irruption de l’imaginaire du lecteur dans l’interprétation d’une œuvre est source d’erreur et de fausseté́ — face aux « délires» peu sérieux, voire incohérents du lecteur, seule l’analyse objective des données du texte permettrait d’établir une interprétation fidèle aux prescriptions de l’œuvre. Pour les autres, dont je fais partie, on ne peut véritablement parler de lecture littéraire que lorsque l’activité́ créatrice — imageante et imaginante — du lecteur permet d’ancrer les propositions de l’œuvre dans la personnalité́ profonde, la culture intime, l’imaginaire de celui-ci. Je souhaite d’abord mettre en évidence que l’activité́ fictionnalisante du lecteur — c’est-à-dire les déplacements de fictionnalité auxquels il procède en investissant, transformant et singularisant le contenu fictionnel d’une œuvre — constitue le mode d’insertion de l’imaginaire du lecteur dans l’œuvre et le mode d’assimilation de l’imaginaire de l’œuvre par le lecteur. […] Dans une telle perspective, l’objet privilégié de l’étude littéraire est moins le texte de l’œuvre en lui-même que le texte transformé en dispositif de l’imaginaire par l’activité́ du lecteur. Activité́ fictionnalisante du lecteur et dialogue des imaginaires Admettre qu’une œuvre littéraire se caractérise par son inachèvement, que « le monde que produit le texte littéraire est un monde incomplet […] où des pans entiers de la réalité́ font défaut[1]», conduit à̀ penser qu’une oeuvre n’existe véritablement que lorsqu’un lecteur lui donne sa forme ultime en imaginant, consciemment ou inconsciemment, une multitude de données fictionnelles nouvelles. Michel Tremblay montre ainsi que l’activité́ fictionnalisante s’exerce dans des espaces de fiction qui, à l’évidence, n’ont pas été́ aménages à cet effet. L’auteur se souvient ainsi, par exemple, de son désarroi d’enfant, à la fin de la lecture de Blanche-Neige et les sept nains, devant l’absence de toute information sur le devenir des sept nains :

Toutes les versions du conte les laissaient sur le pas de leur porte, tête basse et chapeau à la main, pendant que les héros disparaissaient dans le soleil couchant sans même se retourner. […] Je ne comprenais pas que le bec mouillé d’un Prince Charmant qu’elle n’avait jamais vu de sa sainte vie […] suffise à̀ Blanche-Neige pour qu’elle laisse tomber [les sept nains] sans regret et sans remords !

D’où̀, face à̀ cette frustration, l’activité́ fictionnalisante que produisit alors le jeune garçon :

J’essayais d’imaginer la soirée des sept nains après le départ de leur amour. […] Je n’imaginais pas tout, loin de là. Je m’inspirais de ce que je lisais, de tous les films que j’avais vus dans ma vie, […] je faisais intervenir la bonne fée de Pinocchio, la marâtre d’Aurore, l’enfant martyre, la baleine de Moby Dick, le Chat botté et yvan l’intrépide, Peter Pan, et Mickey Mouse, Hitler et Rintintin.

Cet exemple souligne que l’activité́ fictionnelle, révélatrice et productrice d’imaginaire, se nourrit de références culturelles entendues au sens large. Des stéréotypes culturels, des motifs récurrents, des scénarios divers… sont enrôlés dans une activité́ fictionnalisante qui met en réseau l’imaginaire du lecteur et celui de l’œuvre.

Gérard Langlade, Activité fictionnalisante du lecteur et dispositif de l’imaginaire. Figura20, 2008, p. 45-65 (extrait).

S2. Le texte du lecteur

« Le texte du lecteur », retient donc aujourd’hui l’attention des chercheurs. […] Non seulement P. Bayard rappelle l’incomplétude du texte comme l’avait fait avant lui U. Eco, mais il ébranle la notion de texte comme ensemble fini, stable, objectivable, pour introduire l’idée du texte singulier et mobile créé par le lecteur à partir des signes sur la page : « Chaque lecteur constituant son propre réseau d’indices – ce n’est pas le même texte qui est lu » (p. 90). Ce propos fait écho à celui de J. Bellemin-Noël (2001 : 169) pour qui le texte n’a d’existence que modelé par le lecteur […]

Ce que j’appelle texte, quant à moi et si l’on veut que ce mot présente quelque intérêt, c’est toujours “mon texte” : une version de l’oeuvre à mon usage, avec les creux de ce qui ne me parle guère et les bosses de ce qui me fait rêver longuement, parfois selon un ordre qui n’a que peu à voir avec la suite de l’intrigue explicite. [ …] S’il y a un art de rendre le Texte à texte (à la textualité) dans le commentaire, il y a d’abord dans la lecture analytique un souci et un plaisir de le prendre comme mien pour l’ écouter  afin de mieux me  le faire entendre et de le faire mieux entendre aux autres .

J. Bellemin-Noël souligne ici cette propriété du texte qui en fait un miroir identitaire où se reflètent les intérêts conscients ou inconscients du sujet lecteur. Si l’on peut parler de « texte du lecteur », ce n’est pas seulement parce que le texte est façonné par le lecteur, c’est aussi parce que le lecteur est présent dans le texte qu’il produit.

[…] Il est possible de modifier le rapport au texte construit dans la lecture scolaire en développant une « didactique de l’implication » du sujet lecteur dans l’oeuvre. À cette fin, il convient de favoriser l’expression du jugement esthétique en invitant l’élève à s’exprimer sur son plaisir ou son déplaisir à la lecture, et en se gardant de censurer les éventuelles traces dans son discours d’un investissement très personnel, imaginaire et fantasmatique. Il ne s’agit pas pour autant de renoncer à l’étude de l’oeuvre dans sa dimension formelle et objectivable, mais en accueillant les affects des élèves de favoriser chez eux la découverte d’enjeux personnels à la lecture. Le choix des œuvres, leur mode d’approche ont ici leur importance : il importe de tirer parti de l’enquête menée par A. Le Fustec et P. Sivan (2004) ; de ne plus éluder le contenu existentiel et idéologique des textes mais de s’engager dans la réflexion qu’il suscite, l’essentiel étant de faire quitter aux élèves cette posture d’extériorité construite face à un objet scolaire pour les amener à comprendre que l’oeuvre s’adresse à eux. Si les enseignants n’aident pas à cette prise de conscience, elle risque de ne jamais advenir. Il faut donc encourager les approches sensibles des œuvres, être à l’écoute de la réception des élèves ou de ce qu’ils accepteront de livrer de leur expérience esthétique. La dimension sociale de la lecture scolaire peut être une entrave à la parole des élèves qui ont bien conscience de se dévoiler en parlant de leur lecture. La question d’éthique qui se pose alors trouve en partie sa réponse dans le fait que le « moi » qui réagit aux propositions fictionnelles de l’oeuvre est un « moi fictif », un des « moi » possibles créé par la situation. […] Enfin, cet avènement du lecteur en tant que sujet peut survenir d’autant mieux que la classe est pensée comme lieu d’émergence et de confrontation de lectures subjectives. La lecture littéraire analytique se nourrit alors du pluriel des expériences et s’élabore dans l’intersubjectivité sans exiger l’abandon total des intuitions singulières. L’ouverture du consensus au pluriel des interprétations devrait atténuer la violence symbolique jusqu’ici manifeste et autoriser l’affirmation du sujet lecteur dans le sujet scolaire.

Annie Rouxel, Pratiques de lecture : quelles voies pour favoriser l’expression du sujet lecteur ?. Le français aujourd’hui, n° 157, 2007, p. 65-73 (extrait)  

S3. Les communautés interprétatives dans la classe 

Selon nous, pour développer véritablement les compétences des élèves en lecture littéraire, il convient de s’appuyer sur les interprétations qu’ils sont effectivement capables de produire. […] tout lecteur interprète le texte en fonction de sa subjectivité : ses connaissances, ses stratégies, ses expériences, ses émotions, ses valeurs, les représentations qu’il partage au sein d’une communauté, etc. De plus, ses interprétations se construisent, se transforment, se peaufinent au fur et à mesure qu’il découvre celles des autres lecteurs du texte. Nous appelons diversité interprétative l’ensemble des interprétations produites concomitamment par différents lecteurs en interaction et successivement par un même lecteur. En classe, la lecture littéraire est nécessairement une activité dialogique et intersubjective. Elle est dialogique, car, pour faire l’objet d’un apprentissage, chaque interprétation subjective doit être confrontée au texte lu et aux autres discours sur ce texte : ceux des pairs, des enseignants, des auteurs de manuels, des critiques, etc. Elle est intersubjective dans la mesure où la situation didactique implique la verbalisation et donc le partage des interprétations entre les lecteurs du texte. Pour interpréter un texte, les élèves doivent établir des liens explicites entre le texte lu, leur propre subjectivité et les discours de leur enseignant et de leurs pairs. Dès lors, apprendre à interpréter, c’est aussi apprendre à relier, à reprendre, à reformuler ce qui nous vient d’autrui. Peut-on formaliser ces opérations dans le cadre d’activités scolaires? […]

Après avoir pris connaissance de ces comptes rendus et des interprétations proposées, chaque enseignant a planifié le déroulement du débat interprétatif. Le débat interprétatif est un genre scolaire oral qui tend à remplacer la « leçon de lecture » (l’exposé magistral de l’analyse du texte) au primaire et au secondaire (Dias-Chiarutini, 2010). Il a pour but de mieux comprendre un texte littéraire, ce qui suppose de justifier les interprétations avancées ou de les réfuter en s’appuyant sur le texte. Contrairement au débat argumentatif, il ne s’agit pas de convaincre autrui du bienfondé d’une thèse, mais plutôt de déterminer ensemble si les hypothèses proposées sont recevables pour les membres d’une communauté interprétative (Fish, 2009). Une interprétation sera jugée d’autant plus intéressante qu’elle apparaitra comme soutenable, mais non évidente (Citton, 2013, p. 58). L’enseignant présente d’abord le but du débat et quelques règles de base; par exemple, les participants acceptent le fait que plusieurs interprétations sont recevables, mais que certaines sont plus riches et complexes. Il demande ensuite aux élèves de formuler leurs interprétations; il peut alors requérir des précisions, des explications, des justifications. Idéalement, il joue le rôle d’un modérateur facilitant la confrontation des interprétations de manière ordonnée, respectueuse et éclairante. […]

Le travail collaboratif a aussi pour effet de motiver la grande majorité des élèves à relire le texte pendant l’activité, mais aussi après le cours. Le fait que la relecture soit pratiquée à plusieurs reprises et de manière autonome témoigne à la fois d’un fort investissement personnel et d’une intense activité réflexive. En effet, les élèves affirment que les comités de lecture et le débat interprétatif les ont conduits à remettre en question leurs propres hypothèses et à s’interroger sur les contradictions constatées entre diverses interprétations. Cette réflexion favorise de manière significative le retour sur soi et la mise à distance par l’élève de son propre parcours interprétatif.

Marion Sauvaire, Le rôle des pairs dans l’interprétation du texte littéraire, Correspondance, vol. 20, n°2, 2015, http://correspo.ccdmd.qc.ca/index.php/document/la-nouvelle-annee-sous-le-signe-de-linnovation/le-role-des-pairs-dans-linterpretation-du-texte-litteraire/  (extrait)  

S4. Adolescents et nouvelles littératies

Contrairement aux prédictions des années 2000, annonçant la disparition programmée de l’écriture au profit du téléphone, on observe, dans tous les pays développés, que le développement du numérique a coïncidé avec un développement exponentiel des sollicitations à écrire (réseaux sociaux, sites en tous genres) et à l’apparition de nouveaux genres de l’écrit (courriels, blogs, etc.). L’acte même d’écrire se trouve modifié par le contexte numérique : les outils et contextes de communication (synchrone/asynchrone, pour un seul destinataire ou un groupe de « contacts ») se sont considérablement élargis (Liénard 2014 : 116), ainsi que les moments et les lieux d’écriture (Schneider 2014)  […] . Extrêmement équipés, les jeunes de 15-24 ans (ils sont 93 % à utiliser un ordinateur et 35 % à recourir à une tablette)1 sont nombreux à écrire quotidiennement, que ce soit sur les réseaux socionumériques ou à l’aide d’applications dédiées.[…]

La littératie numérique s’invite désormais ou devrait s’inviter dans le paysage de la recherche en didactique et des pratiques de classe et ce à un triple titre : – Avec le numérique, tout d’abord, comme le souligne J. Gerbault (2012), le champ des compétences dont il faut équiper les enfants et adultes du 21e siècle s’élargit. Au-delà de compétences opératoires, ils ont besoin, en particulier, de compétences d’ordre « métascriptural » pour lire ou écrire sur un écran en prenant conscience, par exemple, des formes invisibles de formatage de l’écrit, des « choix éditoriaux liés à la présentation de soi au sein d’un réseau » (Cailleau et al. 2010) ou encore des guidages dont ils sont l’objet à travers le jeu des hypertextes. Il appartient à l’école d’introduire ces nouveaux objets d’enseignement liés à la littératie numérique, d’aider les élèves à « grandir connectés » (Cordier 2015) en veillant à déterminer, sans tomber dans le mythe de « digital natives » (Fluckiger 2011), ce qu’ils ont acquis dans les pratiques sociales et ce qu’il faut leur enseigner. – Dans le même temps, le numérique renouvèle profondément, on le sait, les outils à disposition pour enseigner des contenus disciplinaires. S’agissant de la discipline « français » et plus précisément de la production d’écrits, il est aujourd’hui indispensable d’explorer les ressources pour lire, écrire, créer avec les TICE au collège et lycée en français. Il est manifeste, par exemple, que les outils numériques offrent des moyens inédits de court-circuiter la difficulté à passer à l’écriture (Liénard et Penloup 2011a), mais aussi de renouveler l’approche de l’enseignement de l’écriture créative sur la base de formes d’écriture collaborative (Gilliot 2012) qui modifient la posture des élèves, leur fournissent un autre biais d’accès au littéraire (Petitjean et Houdart-Merot 2015). – Une autre voie possible pour la didactique du français, celle que nous empruntons ci-dessous, consiste à partir des écrits numériques effectifs des élèves, en dehors des situations scolaires, pour interroger leurs usages du français d’un point de vue didactique : quelles proximités ou écarts avec l’usage normé du français, avec les genres de l’écrit enseignés à l’école, avec les compétences visées ? Cette approche fondée sur l’hypothèse selon laquelle « la connaissance des investissements d’écriture extrascolaires chez les élèves est utile et peut constituer un levier sur le plan didactique » (Barré-deMiniac 2000) nous parait particulièrement pertinente dans le cadre de l’explosion de nouvelles formes d’écriture qui occupent une place « de plus en plus centrale et différenciatrice » « dans la socialisation langagière adolescente ».

M.C. Penloup, Didactique de l’écriture : le déjà-là des pratiques d’écriture numérique. Le français aujourd’hui 196 ; « Écriture numérique : des usages sociaux aux formations », p.57-68 (extrait)

S5.  Diversité des textes et des lecteurs dans la fanfiction

 Communauté de lecteurs et collaboration

Le lecteur de fanfiction a été marqué par le récit originel (celui qui est à la source des fanfictions).La lecture de fanfictions est donc en priorité motivée par la volonté de retrouver ses personnages préférés dans des histoires inédites. (Oger, 2012). L’attrait des fans pour les mêmes histoires, les mêmes personnages accentue l’appartenance au groupe, à l’intérieur duquel certains codes langagiers ou iconiques peuvent se développer. Il y a activité fictionnalisante autour d’un même objet.

Le blogue de fanfiction comporte toujours un espace de discussion avec les lecteurs et un appel à leurs réactions. Ainsi, Koneko5 prévient ses fans : « Les fans de la série Angel’s Friends[2]qui veulent des renseignements sur la série trouvent l’adresse de mon blogue sur google et ils vont voir pour en savoir davantage. Donc, je m’adresse à eux. » (voir figure 2). (…)

Les discussions entre fans à propos de l’oeuvre amènent Walker (2014) à parler de paternité « distribuée » des oeuvres (notion d’auteur) : c’est l’interprétation collaborative qui fait que les lecteurs deviennent à leur tour auteurs. D’ailleurs, cette notion d’auteurs multiples, à partir de ce qu’il qualifie d’ « algorithme », permet, selon lui, de qualifier toute fanfiction d’oeuvre intertextuelle, ou alors, comme le dit Eco (1965), d’« oeuvre ouverte ». On peut ici penser également au concept de « communauté interprétative » de Fish (1980) : les fans se donnent des règles fondées sur leur réception subjective des histoires. La fanfiction est « sanctifiée » par des réactions communes à une oeuvre fondée sur la subjectivité des fans et non sur des critères institutionnels de reconnaissance de la valeur des textes.

La mise en oeuvre des processus intra, inter et hypertextuels. Pour Booth (2009), le blogue est une rencontre entre l’intra et l’extratextuel. L’intratextualité, ici, touche les discours convergents et complémentaires du blogue et de la fanfiction sur un même objet, soit la création narrative de l’auteur. Le blogue comprend à la fois l’histoire déposée sur le site (la plupart du temps accompagnée d’illustrations) et les commentaires à son sujet. Ces commentaires ne sont pas diégétiquement séparés de leur objet : la relation auteur/commentateur est ambiguë. Le commentateur contribue à la construction de l’intratextualité de l’oeuvre.

Quand on songe aux aspect intertextuels, on envisage le texte de fanfiction dans son aspect ouvert sur d’autres textes. On aborde les sources dont s’inspire le texte de fanfic et dont il ne fait pas mystère, en les commentant largement.

M. Lebrun et N. Lacelle, La nébuleuse narrative numérique chez les adolescents scripteurs : un bouleversement des genres, Le Français écrit au siècle du numérique : enseignement et apprentissage ? – Partie I, p.21-33 (extrait)

S6. Fan fiction et lecture d’œuvre intégrale

Le choix d’adapter un blogue de fanfiction en classe est directement lié à la difficulté que rencontrent les professeurs et les élèves dans la lecture de l’œuvre intégrale. Le forum parait constituer un espace adapté pour soutenir cette lecture. Il est conçu pour accompagner une lecture effective de l’œuvre et une saisie de celle-ci dans son unité, grâce à des dispositifs favorisant son parcours transversal, et l’approche d’une interprétation globale, notamment de type herméneutique, puisque cette forme de saisie ne s’accomplit qu’après la lecture (Tauveron, 1999).

Deux espaces de types forum ont été créés en fonction de ces objectifs. Le premier, nommé « forum informel » a pour fonction de recueillir les réactions et jugements émis de manière spontanée. Il est alimenté par les élèves, qui y ajoutent librement des sujets de discussion ou viennent développer des fils de discussion existants. Il constitue rapidement au cours de l’expérimentation, le lieu où les élèves s’entraident, vérifient leur compréhension auprès de leurs pairs, voire engagent des débats. Il devient ainsi un soutien à la lecture mais favorise également l’engagement du lecteur, comme cet extrait d’échange peut l’illustrer : Dans cet espace, le professeur s’implique le moins possible, et laisse les élèves réfléchir et évoluer dans leur lecture. Ainsi, il renforce le développement d’une forme de communauté lectorale autonome. […]

Le deuxième forum, nommé « fils de discussion » forme un ensemble de trois fils, formalisés sous forme de questions soumises par le professeur. Celles-ci visent à favoriser une lecture transversale du texte, à se saisir de ses enjeux, les élèves étant invités à les compléter au fil de leur lecture. Voici, par exemple, les trois fils de discussion proposés pour la lecture du Collier rouge :

  1. Que penses-tu du personnage du prisonnier ? t’est-il sympathique ?
  2. Quel est le rôle du chien, selon toi, dans l’histoire ?
  3. Que veut nous dire l’auteur, selon vous, dans le livre ?

Ces fils permettent des lectures qui approchent la construction diégétique de l’œuvre. Ainsi, le fil consacré au personnage du prisonnier, donne à voir l’évolution de l’antipathie ou de l’empathie que les élèves développent à l’égard de ce personnage, évolution qui est largement programmée par l’auteur. […] Dans la séquence, le professeur s’appuie sur ces différents fils pour construire à rebours, avec les élèves,  une forme d’itinéraire de lecteur, ou encore pour dégager la dynamique de la construction du récit. Enfin, le dernier fil de discussion invite à une lecture herméneutique du texte, et donne lieu, à partir de relectures du forum, à une séance de débat interprétatif adossé aux propos développés sur la plateforme. De cette manière, le débat se densifie, le support de travail que constitue le fil se prêtant à différentes activités de classement, de retour au texte, d’écrits de travail restituant la diversité des interprétations. Les fils de discussion alimentent ainsi la mise en œuvre de dispositifs de débats relativement nouveaux en collège, sécurisant le professeur dans son approche, et nourrissant les échanges de manière féconde. Ils constituent un accompagnement pertinent de l’approche transversale de l’œuvre, et donc, de la lecture de l’œuvre intégrale.

M. Brunel, « la fan fiction : une ressource pour lire l’œuvre intégrale », Recherches« Le numérique » (extrait) 

S7- Forums numériques et communautés de lecteurs

En 2016, dans les programmes français des cycles 3 et 4, le blog1 est classé parmi les situations de production d’« écrits accompagnant la lecture » au même titre que les « cahiers ou carnets de lecture pour noter ses réactions de lecteur » (Bulletin officiel spécial du 26 novembre 2015 : 106). La réflexion sur les usages des blogs et des forums pour la formation des lecteurs de textes littéraires se situe à la croisée de deux questions caractéristiques d’une « reconfiguration » actuelle de la discipline « littérature » dans le secondaire (Ahr 2015) : le rôle du numérique dans la pratique littéraire et le renouvèlement d’un enseignement de la lecture de littérature. Les écritures collaboratives asynchrones des lectures offrent des situations intéressantes pour la recherche en didactique de la littérature parce qu’elles peuvent contribuer aux confrontations de réceptions et d’interprétations, et procurer des écrits de lecteurs variés et souvent riches.[…]

Les fils présentent un équilibre entre la reprise de lectures consensuelles et l’accueil d’opinions nouvelles devenant parfois influentes à leur tour, dans un enrichissement régulé du stock des lectures verbalisées. La diversification des énoncés métatextuels est favorisée par la levée de « l’interdit » de la paraphrase qui, selon B. Daunay (2015 : 34), caractérise le commentaire littéraire traditionnel14. Dans les dispositifs observés, les temps de travail en ligne servent une écriture collaborative qui prend appui sur les paraphrases. Cet assouplissement se double d’un autre déverrouillage, lié au besoin de maintenir une activité asynchrone : en ligne, il devient possible de reprendre le discours d’autrui. Certes le pur « copier-coller » est proscrit15, mais la reformulation de contenus, les réinvestissements de trouvailles d’expression sont acceptables et mêmes nécessaires. Le jeu d’écho entre les publications résulte de l’effort de chaque contributeur pour tenir une place dans les échanges. Le professeur C s’efforce, à travers deux passages de l’espace numérique à celui de la classe, d’entretenir des interactions de plus en plus interprétatives. En classe, l’appel aux souvenirs des billets16 (écrits ou lus) engage un dialogue des interprètes. Le retour au blog, après la séance, conduit les élèves à hiérarchiser et à compléter les éléments discutés en classe à partir d’une consigne demandant de « faire toutes les remarques nécessaires […] en quelques lignes sur la manière dont le presse papier est décrit ».

Certaines contributions en ligne font le point sur les conjectures discutéesen classe pour avancer un nouveau questionnement, comme dans le billet 9 : « À la lecture de l’extrait nous pouvons tirer plusieurs hypothèses sur le vendeur du presse-papier : [il] veut juste se débarrasser de l’objet […]

[il] a pour rôle de démasquer les adhérents au parti qui pencheraient plus vers les révolutionnaires. Mais nous avons plusieurs questions qui reste sans réponses ». […] .[..] En gardant des traces précises de transactions entre lecteurs empathiques, les écrits asynchrones incitent également à (ré)interroger le phénomène de la rencontre avec des textes. La conception d’un accueil des réactions à travers des « notations » de contenus subjectifs ayant émergé dans le « tête-à texte » ne rend pas pleinement compte d’une construction de mouvements (dicibles) de la subjectivité à travers la circulation des billets.

Pierre Moinard. Commenter des textes littéraires en collaboration sur des forums et des blogs dans le secondaire. Le français aujourd’hui 2017/1,  196,  p. 71-80 (extraits).  

S8. Le sujet scripteur

Pour un élève, adopter une posture auctoriale, c’est se sentir autorisé à se dire dans l’espace de la classe : « je suis certes un apprenant qui a encore un long chemin à parcourir pour parvenir à maitriser langue et discours mais tout apprenant que je suis, je me positionne déjà comme un auteur, investi d’un projet d’effet sur le lecteur donc d’une intention artistique, libre de mes choix énonciatifs, narratifs et linguistiques, singulier dans mon écriture et dans ma sensibilité, et j’attends qu’on me reconnaisse et qu’on me lise comme tel ».[…] Autrement dit, le jeune scripteur n’est possiblement auteur que si, d’abord, on lui a appris à analyser son expérience de lecteur de littérature pour nourrir son expérience d’écriture (à se demander comment le texte littéraire lu a voulu que « quelqu’un l’aide à fonctionner », puis à se demander comment produire soi-même un texte pour « quelqu’un qui l’aide à fonctionner »), soit à postuler son Lecteur Modèle, de préférence « malin » comme ont dit des élèves de CM2, cultivé et sensible, « capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon dont lui, l’auteur, le pensait » et à « mettre en oeuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre ». Il n’est possiblement auteur, ensuite, que s’il sait qu’à son intention artistique va répondre dans la classe une « attention esthétique » chez l’enseignant et chez les pairs. S’il sait en somme que son texte, fruit d’une liberté créatrice (en l’occurrence, étroitement « surveillée »), ne va pas d’abord et seulement subir un regard et un traitement orthopédiques, mais faire l’objet d’une lecture semblable à celle à laquelle ont droit les auteurs en titre, une lecture littéraire attentive à la fabrique du texte, au grain et au jeu des mots, aux espaces vacants, à la polysémie potentielle, à la nouveauté de la trouvaille narrative, à l’émotion suscitée par la narration ou par le comportement de tel ou tel personnage… Soit une lecture qui ne convoque pas seulement des critères d’évaluation formels construits collectivement et imposés à tous mais des critères propres à l’évaluation d’un texte littéraire singulier inscrivant le lecteur au cœur de sa stratégie textuelle.[…] Le jeune scripteur n’est possiblement auteur, enfin, que s’il est inscrit avec ses pairs dans une communauté d’auteurs, à l’image de la communauté de lecteurs qu’ils forment ensemble par ailleurs en d’autres temps de la classe. De même qu’ils sont sollicités (désormais ?) d’exprimer et de confronter leurs lectures singulières, les élèves ont tout à gagner à exprimer et à confronter leurs projets d’écriture singuliers, quand bien même ils s’inscriraient dans une problématique ou un projet communs, autrement dit : leurs choix narratifs (« J’ai écrit Moi Georges pour pas écrire à la 3epersonne, pour changer un peu »17), ce qui les motive affectivement (« J’ai mis Georges parce que j’aime bien comme prénom et c’est pas le mien, l’histoire est pas vécue en vrai »), les effets escomptés, (« j’ai pas donné les raisons de l’échange, c’est un mystère, il faut garder le mystère pour le lecteur »), les difficultés rencontrées, les hésitations et les remords (« dans ma première version il y avait pas ou plutôt ma souris , je l’ai ajouté pour clarifier pour le lecteur que c’est bien ma souris »), ce qu’ils considèrent comme une réussite et satisfait leur ego d’auteur (« j’aime bien la dernière phrase je la vois hérisser ses poils et ses griffes d’à peu près un centimètre»…). Dans un tel forum, où chacun ouvre les portes de sa cuisine, l’écriture apparait pour ce qu’elle est – un travail d’artisan supposant des choix tactiques (dont on ne maitrise pas toujours les conséquences : écrire est un pari) et susceptible de procurer des bonheurs personnels. Les recettes des uns peuvent inspirer les autres, les uns et les autres peuvent ensuite jouer à faire s’interpénétrer leurs univers textuels. Il s’agit en somme de permettre à l’élève de faire l’expérience de son écriture personnelle […].

Catherine Tauveron, « Le texte singulier de l’élève ou la question du sujet scripteur», Le français aujourd’hui 2007/2, n° 157, p. 75-82 (extrait).

S9. Diversifier les relations entre lecture et écriture

Quels rôles peuvent jouer les écrits d’invention en situation de lecture du texte littéraire ? La production d’hypertextes fictionnels peut-elle favoriser un rapprochement entre lecture impliquée et lecture plus distanciée ? […] <J> e différencie ces écrits en fonction de la distance qu’ils entretiennent avec le texte source, c’est-à-dire le texte littéraire qui sert de support à la production écrite. Je distingue ici trois catégories présentant des options énonciatives différentes.

Première catégorie ou « écrire dans » : cette catégorie rassemble les hypertextes qui fonctionnent sur le mode de la greffe ; elle est caractérisée par une homologie tant énonciative que générique entre l’hypertexte et l’hypotexte. L’exemple le plus courant consiste en la suite d’un texte mais on peut très bien imaginer que la greffe se traduise par le développement par exemple des pensées d’un personnage ou la description d’un lieu, un ensemble de possibles d’écriture qui prennent la forme d’expansions fictionnelles, latentes ou présentes dans le texte mais de façon embryonnaire. Je range aussi dans cette catégorie la rédaction d’un hypertexte à partir d’un brouillon de genèse.

Deuxième catégorie ou « écrire à côté » : dans cette catégorie, il n’y a plus nécessairement une parenté énonciative ou générique avec le texte source mais on demeure dans le champ de la fiction : je prendrai à titre d’exemple la proposition d’une professeur stagiaire qui a demandé à ses élèves de seconde de rédiger plusieurs fragments du journal intime du personnage à des moments différents de la fameuse nouvelle de Pascal Mérigeau « Quand Angèle fut seule ». Le passage à ce type de texte passe généralement par l’accès d’un personnage au rang de narrateur (autre exemple dans un autre genre : un personnage de théâtre livre ses pensées, commente les actions des premières scènes). La troisième catégorie ou « écrire sur » se distingue des catégories précédentes en ce sens qu’elle introduit une rupture discursive nette entre le texte lu et le texte écrit par l’élève ; on quitte le champ de la fiction et on fait directement référence aux écrits métatextuels que sont le journal du lecteur ou encore le commentaire littéraire. […]

Dans un projet de lecture qui intègre une phase de production initiale, l’enjeu est de sélectionner un lieu ou un objet de la fiction qui autorise l’implication effective du lecteur-scripteur, de sélectionner une propriété fictionnelle capable non seulement d’engager l’élève dans une production, même réduite, mais qui soit en outre susceptible de faire débat, c’est-à-dire qui offre à l’élève la possibilité de justifier des choix d’écriture en relation avec le texte.[…]

Dans ce temps fondamental de confrontation des choix opérés par les lecteurs, la difficulté est bien sûr de produire un discours sur son propre texte : la lecture/écriture place l’élève dans une position de justification déstabilisante par rapport à une pratique conventionnelle de questionnement des textes. Qu’est ce que je veux dire, qu’ai-je compris de cette fiction en proposant ce contenu des caisses ? […]

De telles démarches d’écriture étroitement associées à une pratique de lecture littéraire sollicitent l’initiative de chaque élève, elles articulent de façon dynamique production d’hypertextes et discours de commentaire, elles instaurent d’autres formes de circulation de la parole dans la classe.

Le Goff, Les malles du lecteur ou la lecture en écrivant, In Mazauric, C., Fourtanier, M.J. & Langlade, G. (éditeurs) (2011). Textes de lecteurs en formation, Bern : Peter Lang, pp. 219-229 (extrait)

S10. Écrire dans les blancs et les traces de l’écrivain : « l’écriture caméléon »

L’écriture créative figure en bonne place dans l’étude d’une œuvre intégrale, en collège comme en lycée. […]

Au lycée, l’écriture d’invention peut être un auxiliaire précieux dans la connaissance des formes littéraires, mais cela suppose que les écrits d’invention fassent l’objet d’un apprentissage continué de l’écriture en s’articulant à l’ensemble des pratiques langagières, orales et écrites à l’oeuvre dans la classe, plutôt que de s’inscrire dans un seul type de relation lecture/écriture dans une logique d’imitation de modèles. Cela implique que le production d’écrits d’invention occupe un temps spécifique et variable dans les activités de classe en fonction des objectifs qui lui sont assignés. En d’autres termes, leur place n’est pas uniquement en clôture de séquence, au moment de l’évaluation. […] Tout ceci conduit à promouvoir une écriture située dans un espace fictionnel déterminé et original, afin que l’écriture se nourrisse des savoirs acquis notamment au cours des lecture de l’œuvre intégrale. Dans cette option, l’écriture d’invention est un seuil est un carrefour : elle introduit au monde balzacien[3]par l’exercice du portrait et intègre à sa réalisation des données de ce monde. L’écriture du portrait romanesque devient un mode de lecture de l’œuvre ; elle n’est ni une activité décrochée ni une quelconque forme d’évaluation, mais un vecteur de compréhension et d’interprétation du texte littéraire. […] <I>l nous semble essentiel que l (élève appréhende les variations de l’écriture en fonction, certes, de son inscription générique, mais aussi de son intentionnalité, du discours qu’elle porte. […]

Le dispositif propose de composer un portrait de Balzac puis, dans un second temps, d’insérer ce portrait dans le texte du Père Goriot. La lecture est définie par le projet rédactionnel. Ce renversement des relations plus conventionnelles entre lecture et écriture implique un rapport différent au texte littéraire. Pourquoi ? L’élève entre en contact avec le texte en disposant d’un référent scriptural dont il est l’auteur. Il est alors en mesure de mieux apprécier la disjonction du texte soumis à son jugement.

L’écriture de la variation prend l’aspect d’une écriture-caméléon parce que le portrait de diction du romancer Balzac doit se glisser dans les pages du Père Goriot, en un lieu que chaque auteur doit délimiter. Le projet d’écriture implique donc un retour au texte, une sélection du lieu narratif de l’insertion ainsi qu’une attention particulière au travail de suture entre le texte original et le texte clandestin Écriture caméléon ensuite, parce que la réécriture doit conduire aux mêmes effets de lecture que ceux observés dans les lectures des portraits de Poiret et de Vautrin. On observe que la consigne est d’abord pragmatique avant d’être rhétorique.

F. le Goff et V. Larrivé, Le temps de l’écriture, Écritures de la variation, écriture de la réception, UGA Éditions (extrait du chapitre 5).

[1]Pierre Bayard, Qui a tué Roger Ackroyd?, Paris, Les Éditions de Minuit, 1998, p. 127. [2]6. Angel’s Friends (L’Alliance des anges) est une télésérie italienne de dessins animés basée sur le fumetto homonyme de Simona Ferri. Elle raconte l’histoire de quatre anges et quatre démons qui se retrouvent élèves dans une même école sur Terre. Un ange, Raf, et un démon, Sulfus, vont tomber amoureux. La série tourne autour de cet amour impossible et de ses rebondissements. [3]L’auteur décrit un projet d’écriture consistant à intégrer un portrait dans Le Père Goriot, de Balzac.

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