Le cœur de la brodeuse

Béatrice Bonhomme (avril 2020)

 

Elle s’est posée sur son fauteuil rouge ravaudant le jour et la lumière.
Cousant choses et autres, de fil en aiguille
De proverbes en sagesse.

Un œuf en bois pour repriser les chaussettes ou les draps
A l’époque cela se faisait
Les reprises étaient des œuvres d’art de dentelle
Aujourd’hui encore
Nous déployons des trésors d’ingéniosité
A repriser de mots
Nos vies de vieilles chaussettes.

Elle venait, s’asseyait et prenait son ouvrage
Dans le calme, elle posait sa corbeille et tirait du panier
Une pièce de drap, un mouchoir, un corsage.
Lentement elle accomplissait sa dentelle de reprise
Le monde posé sur ses genoux elle faisait entrer
La lumière d’une fin d’après-midi.

Comme elle, nous reprisons le monde et la lumière.

Comment par sa présence les choses pouvaient-elles
Trouver leur juste place ?
Pourquoi tout s’ordonnait autour d’elle
Quand elle s’occupait de nourrir ses chats
D’éplucher les légumes ?

Elle disait au monde de faire bienveillance
De faire sérénité.
Les enfants et les fous s’apaisaient
Aux gestes de son humilité.
Elle s’asseyait au bord du lit.
Nous faisions nos devoirs  à côté d’elle.
Nous lui récitions nos leçons.
Elle nous reprenait pour chaque petit changement
Chaque inexactitude.
Il fallait redire par cœur au mot près
Cela simplifiait les tourments de l’âme.

Elle aurait pu poser pour le calme doré
D’un tableau flamand
Rien n’était plus joyeux
Que sa présence paisible
Au centre d’une lumière.

Elle gardait la patience des simples et des humbles
La même gaîté que les chats et les enfants.

Elle savait raconter des histoires
Qui avaient exactement notre âge
Et permettaient de supporter
Le temps long d’une absence de respiration.

Elle était là après les siestes, les abandons
Et les sueurs
Avec ses semoulines, ses soupes
Et le réconfort d’un être-là
En accord avec le jour.

Elle venait se poser sur nos lits
Comme l’aile apaisante d’un oiseau
Comme le pan d’un manteau
Protégeant de l’hiver
Elle habitait le monde
Dans la juste forme des galets.

Comment pouvait-elle être
Une petite-fille déguisée en grand-mère ?
Comment s’appelait-elle ?
Louisette Jeannette ?
Tu tues ton promis fillette.

Toujours ces mêmes robes noires à fleurs blanches
Ces tabliers de paysanne
Et ces mains de sarment
Donnant douceur au temps.

Elle frottait des couteaux le soir
En appelant des chats perdus
Pour leur donner à manger
Et sur ses genoux dormait
Un animal égaré.

Je crois que jamais
Elle ne nous embrassait
Pudique, timide et secrète
Elle entourait
De sa douceur discrète
Comme une lumière coule
D’une lampe.

De ses vieilles mains elle épluchait
Des légumes à l’infini
Puis les recevait sur son ventre
Pour aller les rincer d’eau claire
Avant la soupe du soir.

Elle nous apprenait à éplucher
Nous restions à côté d’elle
Et tranquillement elle répétait
Tiens le couteau ainsi
N’enlève pas de si grosses peaux
Tu perds tout.
Et elle souriait dans le matin
Devant notre maladresse.

Elle dormait assise
Ne se plaignant jamais
Une fois, l’épaule fracassée
Elle nous fit croire
Que tout allait bien.

Malade du cœur elle ne dit pas un mot
L’infarctus avait cyanosé son cœur
Qu’elle n’avoua encore
Qu’un petit mal d’estomac.

Elle était de la trempe de la lumière
De la coulée des oiseaux
Du courage des gens de la terre
De la matière de vent et d’eau.

 

Consulter une brève bio-bibliographie de Béatrice Bonhomme sur ce blog