TraAM Documentation : « Arpentage littéraire : collaborer pour lire ensemble »
Ce scénario pédagogique s’inscrit dans le cadre des TraAM Documentation 2023-2024 sur la thématique de l’intelligence collective.
Ce projet d’arpentage littéraire a été mené en avril-mai 2024 au Lycée professionnel Auguste Escoffier de Cagnes-sur-mer auprès d’un groupe de lycéennes et lycéens en situation de décrochage scolaire, par deux enseignantes : Ana de Brito, professeure de lettres-histoire et Perrine Le Dûs, professeure documentaliste. La réflexion initiale qui a mené à la mise en œuvre de ce projet portait sur la question suivante : comment l’intelligence collective peut-elle favoriser l’engagement personnel dans des situations de lecture, y compris chez les élèves les plus éloigné.es des pratiques de lecture ?
L’arpentage littéraire, qu’est-ce que c’est ?
Issue de la culture ouvrière du XIXe siècle et des méthodes pédagogiques de l’éducation populaire, l’arpentage est une méthode de lecture collective qui consiste à partager la lecture d’un livre en autant de parts qu’il y a de participants. Chacun lit sa partie, puis vient le temps de la mise en commun animée par un coordonnateur. Cette méthode peut s’appliquer à tous types de textes : philosophiques, scientifiques, fictionnels… et permet de prendre connaissance rapidement de textes parfois longs ou complexes [1].
Pour partager la lecture, plusieurs possibilités : on peut tout simplement attribuer un nombre de pages par personne, sans tenir compte du découpage intellectuel du texte (chapitres, parties…) et découper ou déchirer le livre en fascicules du nombre de pages déterminé à donner à chacun.e. Cette première façon de faire est très intéressante à faire en classe, directement avec les élèves, car elle permet de travailler autour de l’image qu’a l’objet-livre dans l’imaginaire collectif, et de désacraliser un peu cette image. Ou, méthode moins radicale mais plus efficace pour la compréhension de certains livres : à l’aide de plusieurs exemplaires du livre ou de photocopies, on découpe le récit en s’appuyant sur le découpage intellectuel voulu par l’auteur : le plus souvent les chapitres.
Chaque lecteur.rice doit pouvoir restituer la teneur de sa lecture aux autres selon une forme décidée collectivement au début du travail. Ce temps de restitution est coordonné par une personne qui peut avoir lu le livre intégralement, mais pas nécessairement.
Voilà pour la présentation générale du concept, que nous avons décliné afin de l’adapter à notre public, à notre support et à nos objectifs.
Contexte pédagogique :
Le projet a été proposé dans le cadre de la MLDS, la Mission de Lutte contre le Décrochage Scolaire installée au sein du lycée. Ce dispositif accueille des jeunes de plus de 16 ans qui risquent de quitter ou ont déjà quitté le système scolaire sans diplôme. Il vise à les accompagner vers une qualification, en les orientant vers la voie initiale ou l’apprentissage. Les objectifs de la MLDS sont donc multiples : aider les jeunes à construire leur projet professionnel par l’intermédiaire d’un travail approfondi sur elles et eux-mêmes, sur l’orientation et par la recherche de stages variés ; restaurer la confiance des jeunes en l’institution scolaire et en leur propre valeur ; remettre à niveau les connaissances du socle commun et les compétences transversales indispensables à la mise en œuvre d’un projet personnel réussi.
Plus d’informations sur le fonctionnement des Missions de Lutte contre le Décrochage Scolaire : https://eduscol.education.fr/1284/mission-de-lutte-contre-le-decrochage-scolaire
Dans ce cadre, un groupe d’une quinzaine d’élèves a bénéficié d’un atelier de français de 2h par semaine entre janvier et juin 2024, dispensé par Ana de Brito, professeure de lettres-histoire. C’est au sein de cet atelier que nous avons mené le projet d’arpentage littéraire en 4 séances de 2h.
Objectifs :
- favoriser l’engagement personnel des élèves dans une situation de lecture et dans un projet collectif
- permettre aux jeunes de reprendre confiance en elles et eux et en leurs compétences face aux attendus scolaires
Compétences CRCN :
Domaine 2 : Communication et collaboration | Compétence 2.3 Collaborer
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Domaine 3 : Création de contenu | Compétence 3.3 Adapter les documents à leur finalité
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Support du projet :
Notre choix s’est porté sur un court roman paru en 2022 dans la collection « La Brève », chez Magnard jeunesse : Ma Story, par Julien Dufresne-Lamy. Ce roman nous a intéressées pour plusieurs raisons : sa brièveté (80 pages), la présence d’une version audio lue par l’auteur, et le sujet dont il traite.
Il s’agit du récit à la première personne de Batool, jeune collégienne choisie pour participer à la version pour adolescent.es d’une émission de téléréalité. Victime d’un montage de ses propos par la production qui la fait passer pour antisémite, elle se retrouve au cœur d’un « bad buzz », d’une rumeur délétère sur les réseaux sociaux et voit sa vie quotidienne basculer du jour au lendemain.
Ce sujet faisait écho à un atelier mené plus tôt dans l’année avec les jeunes du groupe autour du cyberharcèlement. Par ailleurs, il nous a semblé que l’histoire et le ton pouvaient interpeller nos élèves. Enfin, le découpage du récit en chapitres très courts correspondait à notre projet d’arpentage.
Déroulement du projet :
- Etape 1 – prise de contact collective avec le roman (séance 1) :
- En amont de la première séance : découpage du livre en 20 parties de volume et niveau de difficulté variés (extraits de 2 à 6 pages).
- Lors de la séance, nous avons commencé par observer la couverture et l’objet-livre, et recueillir les impressions et hypothèses de lecture des élèves. Florilège :
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- « Il est tout petit le bouquin ! »
- « Ma Story, ça va parler genre de réseaux sociaux »
- « D’ailleurs il y a un téléphone »
- « Les tentacules c’est pour montrer y’a danger »
- « C’est encore pour nous dire que TikTok c’est pas bien ? »
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- Puis nous avons écouté en groupe entier le chapitre 1, qui pose à la fois la situation initiale et évoque sans plus de précisions un événement qui fait basculer l’histoire.
- A l’oral, les élèves ont restitué de cette écoute les noms des personnages présents ou évoqués, l’enchaînement des événements décrits et nous avons établi plusieurs hypothèses de lecture destinées à les guider dans leur lecture personnelle.
- Etape 2 – lecture individuelle des extraits (séance 1 et 2) :
- Ensuite nous avons distribué à chacun des 9 élèves présent.es un extrait, en adaptant le volume de texte à ce que l’enseignante de français avait pu évaluer de leur niveau de lecture. Nous avions prévu de proposer la version audio à certains élèves qui se montreraient réfractaires, ou à un élève allophone pour qui la lecture pourrait s’avérer compliquée. Cela leur a été proposé mais tous ont fait le choix de la lecture du texte. Chaque élève connaissait le numéro de son extrait et sa place approximative dans le récit.
- Bien qu’ayant acheté pour le CDI 15 exemplaires du livre, nous avons fait travailler les élèves sur des photocopies de leurs extraits, afin qu’ils puissent souligner et annoter leur lecture.
- Consignes pour guider la lecture :
- Lisez votre extrait avec un crayon en main.
- Soulignez ou annotez les éléments qui donnent des repères : les personnages, les lieux, les indications de temps.
- Choisissez 3 à 5 mots-clés issus du texte ou imaginés par vous, pour résumer l’extrait.
- Racontez en 2-3 phrases maximum ce dont parle votre extrait.
- Selon leur rapidité et leur efficacité dans la lecture et la rédaction des synthèses, les élèves ont lu entre 2 et 4 parties chacun. Cette activité s’est étendue sur les 2 premières séances. Pendant le temps de travail individuel des élèves, les enseignantes ont circulé selon les besoins et les demandes, et ont pu accorder un accompagnement particulier aux élèves les moins à l’aise avec la langue.
- Etape 3 – mise en commun des synthèses (séance 3) :
- Par groupes de 2 ou 3, les élèves ont tapé leurs synthèses dans un traitement de texte et se sont relus les un.es les autres pour corriger l’orthographe et la syntaxe.
- Ils.elles ont ensuite envoyé leur document par mail aux enseignantes qui ont groupé toutes les synthèses dans un seul document.
- Nous avons repris ce document en groupe entier, pour nous assurer ensemble de la cohérence et de la fluidité des enchaînements entre les parties et pour que les élèves connaissent l’ensemble de l’histoire. Voir le document : ma story – résumés des parties du livre
- Etape 4 – enregistrement audio des synthèses et portrait de Batool (étape 4) :
- Chaque élève présent.e a enregistré la lecture d’une ou plusieurs synthèses de parties au format audio, dans l’objectif de publier notre résumé collaboratif du livre sur une plateforme publique : nous pensions en effet utiliser un mur collaboratif multimédia comme Digipad pour héberger l’ensemble des contenus audio. Digipad, comme l’ensemble des contenus édités et propulsés par La Digitale, est un outil numérique respectueux de la vie privée et des données personnelles des élèves, et dont l’utilisation en classe peut se faire conformément au RGPD.
- Malheureusement, nous n’avons pas réussi à recueillir les autorisations de diffusion de la voix pour tous les jeunes. Nous n’avons donc pas pu partager ce résumé publiquement. Nous avons créé un fichier .mp3 que nous avons envoyé par mail à l’ensemble des jeunes participant.es, afin que chacun.e garde tout de même une trace de ce projet.
- Enfin, nous avons demandé à chaque élève de lister quelques mots-clés afin de réaliser le portrait physique et psychologique de l’héroïne du roman, mots-clés que nous avons intégré dans un nuage de mots collaboratif en utilisant l’application Wooclap. Wooclap est également une application dont l’utilisation en classe est conforme au RGPD : elle permet, entre autres, de créer des nuages de mots collaboratifs qui font apparaître en plus gros les mots qui reviennent le plus souvent (ce n’est pas visible ici car les élèves n’ont pas répété les mots déjà affichés à l’écran) :
Bilan de l’action :
– Malgré quelques écueils, notre impression générale est plutôt positive. Nous avons été agréablement surprises de l’investissement des jeunes dans le projet, et particulièrement dans les temps de lecture. Le fait de leur avoir proposé des extraits très courts a certainement favorisé cette attitude volontaire et a permis que, finalement, certain.es lisent individuellement jusqu’à une vingtaine de pages au cours d’une séance.
– Du fait de la structure particulière du groupe, nous avons eu de grandes difficultés pour assurer une continuité du projet, même sur simplement 4 séances. Quelques jeunes ont été présent.es à toutes les séances, mais il y a eu également beaucoup d’absences et de retards, au gré des départs en stages ou des désengagements. Nous avons découpé le travail en tâches courtes et facilement transférables d’un.e élève à l’autre afin de diminuer l’impact des absences.
– Concentrées sur les objectifs de lecture et de valorisation de l’investissement des élèves, nous avons un peu trop laissé de côté la dimension numérique du projet. Or, nous avons constaté à toutes les étapes combien ces élèves sont mal à l’aise avec la manipulation des outils informatiques. Si l’expérience devait se renouveler, nous mettrions l’accent plus franchement sur l’utilisation d’outils d’écriture collaborative et de restitution numérique : éditeurs de textes collaboratifs (ex. Framapad), outils de création de collections numériques (ex. Pearltrees éducation), enregistrement et partage de capsules audio (ex. Audacity, Digirecord), vidéo (ex. Tubes), création d’images numériques (ex. Inkscape)…
– D’autre part, la finalisation même du projet a été compromise par le fait que certaines familles ont refusé de signer l’autorisation de diffusion de la voix – parfois sur demande des jeunes eux.elles-mêmes qui ne voulaient pas que leur travail soit public, et malgré un gros travail de sensibilisation. Ces refus ont tendance ces derniers temps à se généraliser, sans que nous puissions vraiment expliquer pourquoi, et si cela devait perdurer, cela compromettrait sérieusement la tenue de projets en EMI dans le cadre scolaire.
Ressources :
– Michel Briand. « Arpentage : retours sur une méthode collective pour lire loin », le 22 août 2022 dans Innovation pédagogique et transition. Disponible en ligne : https://www.innovation-pedagogique.fr/article12522.html [1]
– Béatrice Robert, Jérome Grondin. « L’arpentage littéraire en lycée technologique ou comment rentrer dans la lecture autrement », dans InterCDI 302, mars-avril 2023. Disponible en ligne : http://www.intercdi.org/larpentage-litteraire-en-lycee-technologique-ou-comment-rentrer-dans-la-lecture-autrement%e2%80%89/
Article écrit par Perrine Le Dûs, professeure documentaliste au Lycée professionnel Auguste Escoffier de Cagnes-sur-mer