Une activité permettant d’aborder la diagenèse en classe de seconde & le concept de “fossile” dans l’histoire des sciences

par Julien Cartier, professeur de SVT au lycée Carnot de Cannes

1. Des soldats sur la plage

En 1804, Jean Ernouf, commandant des forces armées françaises basées en Guadeloupe, fait extraire un squelette d’être humain pris dans une roche calcaire à proximité de l’une des plages du village du Moule (point rouge sur la carte ci-dessous).

(d’après Wikipédia)

Photographie de l’une des plages proche du village du Moule

Les soldats découpent un énorme bloc de pierre pesant plus d’une centaine de kilogrammes et renfermant tous les os visibles du squelette dont il manque de grandes parties, notamment le crâne et les bras.

Dessin du bloc de pierre renfermant le squelette (Charles Konig, 1814)

Mais, avant que Jean Ernouf n’ait eu le temps de l’envoyer en France métropolitaine, les troupes britanniques prennent possession de l’île et s’emparent de la pierre. Cette dernière embarque donc sur un bateau en direction de Londres, où l’étrange squelette sera rapidement baptisé « anthropolithe » : l’homme de pierre.

Et des anthropolithes il y en a d’autres. Ainsi, lorsque la Guadeloupe redevient française en 1815, un second spécimen est envoyé au Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris.

Dessin du second anthropolithe (Georges Cuvier, 1820)

2. La passion des anthropolithes

Dès son arrivée en Angleterre, le premier anthropolithe devient une véritable célébrité : de nombreux scientifiques viennent l’étudier, les journaux en parlent et il fait même l’objet d’une exposition.

Pourquoi un tel intérêt ? Tout simplement parce qu’il s’agit d’un fossile d’être humain et qu’à cette époque on ne sait même pas si cela existe.  Car si aujourd’hui tout le monde a déjà entendu parler des « Hommes préhistoriques » dont on a retrouvé de nombreux fossiles, il n’en va pas de même au début du 19ème siècle. Rappelons que le premier fossile d’Homme de Neandertal n’a été découvert qu’en 1856.

Un siècle plus tôt, Johann Jakob Scheuchzer, un scientifique suisse, a bien interprété un curieux fossile comme étant celui d’un être humain datant, selon lui, d’avant le déluge biblique ! D’où son nom : Homo diluvii testis, que l’on peut traduire par « l’homme témoin du déluge ».

Dessin de l’Homo diluvii testis (Johann Jakob Scheuchzer, 1726)

Mais, en 1812, deux ans à peine avant que l’anthropolithe n’arrive à Londres, Georges Cuvier, un savant français qui est en train de fonder la paléontologie, c’est-à-dire la science qui étudie les fossiles, examine l’Homo diluvii testis et conclue qu’il s’agit simplement d’une salamandre géante. Une conclusion qui ne souffre guère de contestation dans la mesure où il s’avère qu’Homo diluvii testis possède… une queue ! Forcément, les gens sont un peu déçus.

Dessin de l’Homo diluvii testis (Georges Cuvier, 1812)

Nous n’avons trouvé qu’une seule autre mention d’un squelette humain extrait du sous-sol, dans le Dictionnaire raisonné d’histoire naturelle de Valmont de Bomare (édition de 1775) : « Lorsqu’on fit la fouille des fondements de la ville de Québec en Canada, on trouva, dans les derniers lits que l’on creusa, un sauvage pétrifié. Quoique l’on n’ait eu aucune anecdote du temps où cet homme fut enseveli sous ces ruines, toujours est-il vrai que son carquois et ses flèches étaient encore bien conservés » (p.592). Toutefois, ce spécimen n’étant cité nulle part ailleurs, on peut raisonnablement douter de son intérêt paléontologique.

Mais, avec l’anthropolithe aucun doute possible : il s’agit bien d’un fossile d’être humain.

Le fait que des militaires aient pris le temps de récupérer un objet aussi massif pour lui faire traverser l’océan Atlantique illustre d’ailleurs l’intérêt que les gens portaient à la question des origines de l’humanité. Car, en 1804, la Guadeloupe est tout sauf un endroit paisible. Deux ans plus tôt, Napoléon Bonaparte y a rétabli l’esclavage ce qui a provoqué une insurrection populaire que Jean Ernouf est chargé de réprimer, tandis que l’île se trouve menacée d’invasion par les troupes anglaises. Les soldats avaient donc bien d’autres préoccupations que les fossiles en bord de plage. Et pourtant, les français comme les anglais, ont consacré d’importants moyens pour extraire des anthropolithes puis les envoyer dans leurs capitales respectives.

3. La Science et les fossiles

Pour comprendre les questions qui entourent ces fossiles il faut se rappeler des théories scientifiques en vigueur au début du 19ème siècle. Côté géologie, on pense encore que la Terre est relativement récente, quelques dizaines de milliers d’années tout au plus, et on ignore comment les êtres vivants y sont apparus. On lit souvent que les scientifiques de cette époque, notamment Georges Cuvier, mélangeaient Science et religion, convoquant par exemple la création divine pour expliquer l’apparition des êtres vivants, niant l’évolution des espèces et acceptant l’idée du déluge.

En réalité, il n’en est rien. Georges Cuvier est un matérialiste convaincu et il n’a jamais intégré de créations miraculeuses à ses théories. S’il adhère effectivement à l’hypothèse du déluge, cette hypothèse se trouve alors défendue par de très nombreux scientifiques qui le considèrent non pas comme un phénomène surnaturel, mais comme une sorte de grand cataclysme géologique. Cuvier défend que la Terre subit régulièrement de grandes catastrophes, ce qu’il appelle des « révolutions », capables d’engloutir sous les flots des continents entiers et de soulever le fond de certaines mers jusqu’à les faire émerger, les transformant ainsi en de nouveaux continents. Selon lui cela expliquerait pourquoi on trouve de nombreux fossiles d’animaux marins sur tous les continents (voir le point 7).

Georges Cuvier pense que le déluge rapporté dans la Bible représente simplement le souvenir historique de la dernière catastrophe. Il s’appuie notamment sur l’existence de nombreux mythes similaires dans toutes les civilisations que l’on connait alors. Mais, il remarque aussi que tous les textes historiques ne remontent pas à plus de 5000 ans avant notre ère. L’humanité existait-elle auparavant ? Y avait-il déjà des populations humaines, mais des populations trop « primitives » pour maîtriser l’écriture et nous laisser des traces de leur existence ?

Voilà pourquoi la première question que pose l’anthropolithe concerne son ancienneté : date-t-il d’avant le déluge ? Est-il la preuve que l’humanité préexistait à cette grande catastrophe ?

Le début du 19ème siècle c’est aussi la période où les théories de l’évolution commencent à se populariser. Bien sûr, le 18ème siècle a déjà connu nombre de thèses transformistes (notamment celles de Benoît De Maillet, de Maupertuis, de Diderot ou encore de Robinet). Mais, ce n’est qu’à partir de la publication en 1809 de la Philosophie Zoologique de Jean-Baptiste Lamarck que la question d’une transformation progressive des êtres vivants devient un sujet de débats récurrents au sein de la communauté scientifique.

Or, l’un des plus virulents opposants à cette théorie n’est autre que Georges Cuvier. Non pas pour des raisons religieuses – comme on l’entend trop souvent – mais en vertu d’observations et de raisonnements parfaitement matérialistes :

  • primo, Cuvier n’observe pas de formes intermédiaires dans les fossiles qu’il étudie. Par exemple, si les oiseaux ont évolué à partir des dinosaures pourquoi ne trouve-t-on pas des dinosaures à plumes ? En fait ces fossiles intermédiaires existent bel et bien, mais à cette époque on ne les connaît pas encore (l’Archéoptéryx, par exemple, ne sera découvert qu’en 1861).
  • secundo, Cuvier est un spécialiste de l’anatomie comparée, et ses connaissances l’ont rendu partisan d’une théorie appelée « corrélation des parties » selon laquelle toutes les parties d’un animal forment un tout indispensable à la vie de l’animal. Ainsi, un carnivore doit avoir de longues pattes lui permettant de courir pour rattraper sa proie, des griffes pour l’attraper et des dents pointues pour la tuer. Par conséquent, si un seul de ces organes venait à changer le carnivore ne pourrait plus se nourrir et son « évolution » provoquerait aussitôt sa disparition. Bien sûr Georges Cuvier se trompe et il suffit pour s’en convaincre de se souvenir que les pandas possèdent des griffes et des dents pointues tout en étant herbivores.
  • tertio, il démontre que les animaux momifiés il y a plusieurs millénaires par les égyptiens, en particulier les ibis, appartiennent à des espèces actuelles.

Entre 1820 et la mort de Cuvier en 1832, ce débat oppose notamment Cuvier à Geoffroy Saint-Hilaire (Lamarck meurt en 1829, mais durant ses dernières années la vieillesse et un certain discrédit scientifique le conduisent à s’effacer).

C’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la seconde question que l’on se pose à l’égard des anthropolithes : si ce sont des êtres humains anciens étaient-ils différents de nous ?  Sont-ils la preuve d’une évolution et plus encore d’une évolution affectant notre propre espèce ?

Après avoir examiné les anthropolithes Georges Cuvier déclare que ces squelettes ne diffèrent en rien des êtres humains modernes. Et il ajoute que selon lui ces fossiles se sont formés très récemment, bien après le « déluge » qui se serait produit il y a 5000 ou 6000 ans.

Admettons. Mais, comment explique-t-il que les squelettes se trouvent à l’intérieur d’une roche ? Comment ont-ils pu s’y fossiliser en si peu de temps ?

4. Une astuce pédagogique

Ni les anthropolithes, ni les mécanismes de la fossilisation ne figurent dans le programme de seconde. En revanche, le chapitre intitulé « Sédimentation et milieux de sédimentation » a pour objectif de « décrire le passage du sédiment à la roche sédimentaire en prenant l’exemple des roches détritiques ». Il s’agit de montrer que « les roches sédimentaires sont formées par compaction et cimentation des dépôts sédimentaires suite à l’enfouissement en profondeur ». Le B.O. précise « qu’on ne développera pas les processus de diagénèse, mais qu’on se limitera à indiquer l’importance de la compaction (avec perte d’eau liée à l’enfouissement) et la nécessité de la cimentation ».

En réalité, la diagenèse des roches sédimentaires détritiques n’implique pas forcément une compaction et un enfouissement. En revanche, elle nécessite bien une cimentation des particules.

La question est de savoir comment amener les élèves à s’interroger sur la formation des roches sédimentaires à partir des sédiments, autrement que par le seul ressort de la curiosité sous la forme d’une interrogation du type : «  on cherche à comprendre comment les sédiments peuvent se transformer en roches sédimentaires ».

En ce sens, les anthropolithes ne représentent pas une fin mais un moyen. Le prétexte d’une étude au cours de laquelle l’élève découvre le processus de diagenèse parce que ce dernier permet d’expliquer la relative jeunesse de ces squelettes.

Concrètement, l’activité est introduite par un exposé plus ou moins détaillé du récit de la découverte des anthropolithes et des questions qu’ils suscitent (points 1 à 3 ci-dessus). L’élève doit alors exploiter un corpus documentaire, éventuellement assorti de l’utilisation de ressources matérielles (lame mince et microscope polarisant, voir le point 6), afin de tester l’hypothèse de Cuvier d’une formation récente des anthropolithes. Les arguments en faveur de cette hypothèse vont de pair avec l’idée que le sable entourant autrefois les squelettes se serait rapidement transformé en roche. Le travail de l’élève lui permet de montrer qu’un tel phénomène est possible et repose sur une cimentation des grains de sable.

5. Le corpus documentaire

Document 1 : de l’importance d’écouter les autochtones

À une époque où l’esclavage sévit en Guadeloupe (il ne sera abolit qu’en 1848) et où le racisme est une opinion courante, aucun scientifique ne prête attention à ce que disent les habitants de l’ile. C’est bien dommage, car dès le départ ceux qui participent à l’extraction des anthropolithes apportent de précieux témoignages.

Selon eux la roche renfermant les fossiles contient également des morceaux de poteries et de haches en pierre dont se servent les tribus d’indiens qui vivent à la Guadeloupe.

Les anciens du village affirment que le lieu où ont été trouvés les anthropolithes abritait autrefois un carbet, sorte de grande maison de bois où vivaient des amérindiens. Toujours selon eux, deux tribus cohabitaient à cette époque au niveau du village du Moule : les indiens Caraïbes et les indiens Galibis, mais, un jour, une guerre aurait éclaté entre ces deux peuples et les habitants du carbet auraient été victimes d’un massacre.

L’un des anciens date même cet épisode très précisément : cela se serait passé en 1710, soit à peine 94 ans avant l’extraction du premier anthropolithes. Il indique qu’entre 15 et 20 cadavres ont alors été enterrés dans le sable et que ce sable se serait ensuite transformé en pierre, celle où ont été découverts les anthropolithes.

Ces personnes précisent qu’il n’est pas rare que du sable de l’ile se change en pierre, un peu comme le sable du maçon se solidifie sous l’effet du ciment. Ils ont même donné un nom à cette roche : la « maçonne bon dieu », car selon eux il s’agit d’une sorte de miracle divin.

Photographie d’une « maçonne bon dieu » (grès de plage ou Beach-rock)

Photographie en gros plan d’un grès calcaire de plage

(d’après Laurie Bourgeois)

Document 2 : les fossiles autour des anthropolithes

On trouve de nombreux fossiles d’organismes marins autour des anthropolithes. En voici trois exemples.

Helix acuta

Turbo pica

Millepora miniacea (une espèce de corail)

Toutes ces espèces vivent encore dans les eaux côtières de la Guadeloupe.

Document 3 : de drôles de fossiles

Le 10 mars 2020 une équipe de chercheurs a publié l’étude du contenu d’une « maçonne bon dieu » brésilienne. Outre des coquillages fossiles, voici ce qu’ils y ont découvert :

A : clou métallique de navire

B : boucle d’oreille en plastique

C : bouchons de bouteilles en plastique

Les premiers navires possédant des clous qui se sont aventurés dans les eaux brésiliennes étaient les bateaux des conquistadors portugais en 1500.

Quant aux objets en plastique ils n’apparaissent qu’au milieu du 20ème siècle.

Une autre étude, publiée en 2017, s’est intéressée aux « maçonnes bon dieu » de plages espagnoles. Voici deux exemples de ce que les chercheurs y ont trouvé.

Fragments de briques

Morceau de plastique

ATTENTION : sur ces photographies la roche ressemble à du sable, mais il s’agit bien d’une pierre que l’on ne peut briser qu’à l’aide d’un marteau.

Le type de brique sur la photographie ci-dessus a commencé à être fabriqué après la révolution industrielle.

Document 4 : la « maçonne bon dieu » vue au microscope

Sur cette première image on distingue de gros grains de sable marron collés les uns aux autres, entourés par une fine couche brillante.

Sur cette seconde image, réalisée à l’aide d’un microscope électronique (ce qui fait disparaître les couleurs), on constate que la couche brillante autour des grains est comme hérissée de petites aiguilles. L’image suivante correspond à un zoom sur l’encadré rouge.

Zoom sur l’encadré rouge

Autre image similaire

Les aiguilles microscopiques correspondent donc à  de minuscules cristaux d’aragonite.

Observation des cristaux d’aragonite à l’aide d’un microscope électronique à balayage

Les cristaux d’aragonite soudent littéralement les grains de sables entre eux ce qui les empêche de bouger.

Document 5 : la formation des cristaux d’aragonite

L’aragonite, de formule CaCO3 se forme lorsque se produit la réaction suivante (ici non équilibrée) :

HCO3    +   Ca2+   à   CaCO3

HCO3   et   Ca2+  sont des ions présents dans l’eau, notamment celle qui s’infiltre entre les grains de sable.

La vidéo suivante montre la formation de cristaux. S’il ne s’agit pas de cristaux de calcite cela donne une idée de la nature du phénomène.

 

6. Une lame de substitution

La plupart des laboratoires de SVT ne possède pas de lames minces de « grès de plage » – à ne pas confondre avec des grès traditionnels – dans lesquels se trouvent les anthropolithes, et ces produits ne figurent pas aux catalogues des principaux fournisseurs de matériel scolaire.

On peut néanmoins recourir à une roche similaire, du moins lorsqu’on l’observe à l’aide d’un microscope polarisant : le calcaire oolithique. En effet, les oolithes sont cimentés par une calcite cristalline bien visible même à faible grossissement. On trouvera une présentation détaillée de ces formations sur le site de la lithothèque de Normandie (https://geologie.discip.ac-caen.fr/introduc/ciment.htm).

Observations en LPA d’une lame mince de calcaire oolithique (x400)

Observations en LPA d’une seconde lame mince de calcaire oolithique (x400)

Dans chacun des deux exemples précédents la photographie de gauche et la photographie de droite sont séparées par une rotation d’une trentaine de degrés de la platine du microscope. Cela permet de bien visualiser la nature cristalline du ciment calcique qui se trouve entre les oolithes.

7. Un peu d’histoire des sciences

On l’aura compris, cette activité offre l’opportunité de faire un peu d’histoire des sciences. Outre le fixisme de Cuvier, il est ainsi possible de dire quelques mots sur l’évolution de la compréhension scientifique des fossiles et de la formation des roches qui les renferment.

Schématiquement on peut ramener toutes les questions qui se sont posées à propos des fossiles à 4 grandes questions :

  • sont-ils des restes d’êtres vivants, d’espèces actuelles ou passées ?
  • si oui :
    • comment ont-ils pu se pétrifier et pénétrer dans une roche solide ?
    • comment des restes d’organises marins peuvent-ils se trouver si loin de la mer ?
    • quel âge ont ces fossiles et combien de temps prend la fossilisation ?

Voici ce que Georges Cuvier écrivait à ce sujet, en 1825, dans son Discours sur les révolutions de la surface du globe :

« Le temps n’est plus où l’ignorance pouvait soutenir que ces restes de corps organisés étaient de simples jeux de la nature, des produits conçus au sein de la terre par ses forces créatrices ; et les efforts que renouvellent quelques métaphysiciens ne suffiront probablement pas pour rendre de la faveur à ces vieilles opinions. Une comparaison scrupuleuse des formes de ces dépouilles, de leur tissu, souvent même de leur composition chimique, ne montre pas la moindre différence entre les coquilles fossiles et celles que la mer nourrit : leur conservation n’est pas moins parfaite ; l’on n’y observe le plus souvent ni détrition, ni ruptures, rien qui annonce un transport violent ; les plus petites d’entres elles gardent leurs parties les plus délicates, leurs crêtes les plus subtiles, leurs pointes les plus déliées ; ainsi non seulement elles ont vécu dans la mer, elles ont été déposées par la mer, c’est la mer qui les a hissées dans des lieux où on les trouve : mais cette mer a séjourné dans ces lieux ; elle y a séjourné assez longtemps et assez paisiblement pour y former les dépôts si réguliers, si épais, si vastes, et en partie si solides, que remplissent ces dépouilles d’animaux aquatiques. Le bassin des mers a donc éprouvé au moins un changement, soit en étendue, soit en situation. » (p.8-9)

Lorsque Cuvier évoque « le temps (…) où l’ignorance pouvait soutenir que ces restes de corps organisés étaient de simples jeux de la nature, des produits conçus au sein de la terre par ses forces créatrices » il fait référence à des thèses qui remontent au 17ème siècle et au début du 18ème siècle. Ces théories ne forment pas un corpus homogène et elles ont surtout en commun de ne pas interpréter les fossiles comme des restes d’animaux marins. Nous en citerons seulement quatre exemples, suffisamment représentatifs de la diversité et de l’étrangeté de ces conceptions anciennes. Leur présentation par ordre chronologique permet de se rendre compte que les idées scientifiques ne suivent pas une belle progression où chaque nouvelle théorie viendrait sensiblement moderniser celle qui l’a précédée. Ainsi, les conceptions de Tournefort au 18ème siècle nous paraissent-elles bien moins actuelles que celles de Palissy deux siècles plus tôt.

  • Bernard Palissy, Discours admirables : de la nature des eaux & fontaines tant naturelles qu’artificielles, des métaux, des sels & salines … le tout dressé par dialogues lesquels sont introduits la théorie & la pratique, 1580

Dans cet ouvrage Palissy met en scène un dialogue imaginaire entre deux personnages : Pratique et Théorique. Ce procédé littéraire semble alors assez commun puisqu’on le retrouve chez Galilée (Dialogue sur les deux grands systèmes du monde, 1632) et chez Fontenelle (Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686). Ici, c’est Pratique qui défend les thèses de l’auteur, Théorique jouant simplement le rôle de faire-valoir.

Pratique : Ceux qui disent que les pierres sont formées dès la création du monde errent, et ceux qui disent qu’elles croissent errent aussi (…) S’il était ainsi que les pierres eussent été créées dès la fondation du monde et qu’il ne s’en fit plus, l’on n’en pourrait plus trouver à présent. Considère la grande quantité de pierres qui est consumée tous les jours : une partie par les gelées qui la font venir menue comme cendres, une autre partie par les fours à chaux, une autre partie par les maçons et tailleurs de pierres (…) Si tu as bien regardé les rochers qui sont le long de la mer, tu as vu comment les flots impétueux ont ruiné une bonne partie des dits rochers. D’autre part le vent d’est et de sud cause une dissolution du sel qui entretient la pierre en son être, tellement qu’elle tombe en poussière (…) Je ne dis pas que Dieu n’ait créé dès le commencement et montagnes et vallées, lesquelles montagnes ne sont causées que des rochers.

Théorique : Et pourquoi m’as-tu donc nié que les pierres croissent ?

Pratique : Je te le nie encore car les pierres n’ont point d’âme végétative, mais insensible, par quoi elles ne peuvent croître par action végétative, mais par une augmentation congélative.

Théorique : Et qu’appelles-tu augmentation congélative ?

Pratique : C’est un trait qui te pourra beaucoup servir à connaître la génération des métaux. J’appelle augmentation congélative comme qui jetterait de la cire fondue sur une masse de cire déjà congelée, et qu’elle vienne congeler avec la dite masse, laquelle serait augmentée d’autant que l’addition y aurait été mise. En cas pareil, les rochers des montagnes sont augmentés par quelque chute de pluie qui aurait amené avec soi une matière pierreuse. Mais, la vraie addition des pierres et la plus certaine est celle qui se fait des pierres qui font encore dans le ventre de la Terre (…) Là elles reçoivent tous les jours une augmentation congélative et cela se fait par le moyen que j’ai plusieurs fois dit qui est le fondement principal de mes arguments à savoir que dès lors que Dieu créa la Terre il la remplit de toutes substances (…)

Théorique : Cardan* dit que les coquilles pétrifiées qui étaient répandues par l’univers étaient venues de la mer les jours du déluge.

Pratique : (…) Si Cardan eut regardé le livre de la Genèse il eut parlé autrement car là, Moïse rend témoignage que les jours du déluge les abymes et les entrailles du ciel furent ouvertes et qu’il plut l’espace de quarante jours, lesquelles pluies et abymes amenèrent les eaux sur la Terre et non pas le débordement de la mer.

Théorique : Mais d’où voudrais-tu donc dire la cause de ces coquilles dedans la Terre si ce n’est par le moyen que Cardan a écrit ?

Pratique : Si tu avais bien considéré le grand nombre de coquilles pétrifiées qui se trouvent en la terre, tu connaitrais que la terre ne produit guère moins de poissons portant coquilles que la mer (…) l’on voit aux étangs et ruisseaux plusieurs espèces de moules et autres poissons portant coquilles que quand les dites coquilles sont jetées en terre, si dans celles-ci il y a quelques semence salsitive elles se viendront à pétrifier (…)

Théorique : Par ce propos tu n’as rien fait contre l’opinion de Cardan car tu n’as pas dit la cause de la pétrification.

Théorique : Aucunes ont été jetées en la Terre, après avoir mangé le poisson et étant en terre, par leur vertu salsitive ont fait attraction d’un sel génératif qui étant joint avec celui de la coquille en quelques lieux aqueux ou humides, l’affinité des dites matières étant jointes à ce corps mixte ont endurci et pétrifié la masse principale.

* Jérôme cardan (1501-1576), savant italien

On l’aura compris Palissy ne conteste pas l’origine organique des fossiles, mais seulement leur provenance marine. Au passage, ce texte de la fin du 16ème siècle illustre assez bien ce qu’était la Science avant la révolution que mèneront au 17ème siècle Galilée, Descartes, Newton ou encore Bacon. On y distingue un mélange d’alchimie (sel génératif, semence salsitive, âme végétative), de croyance en une création divine (laquelle est communément évoquée dans de nombreux ouvrages de science au moins jusqu’à la fin du 18ème siècle), de scolastique (l’un des arguments de Pratique se trouve dans le témoignage de Moïse que rapporte la Genèse) et déjà la volonté d’expliquer la nature par le jeu de lois naturelles (les poissons n’apparaissent pas par miracle, ne se changent pas en pierre par miracle, etc.).

Dans les mémoires de l’Académie Royale des Sciences de 1720, Fontenelle affirme que Palissy fut le premier savant à avoir défendu l’origine biologique des fossiles. Cela semble peu probable et on trouve dans l’antiquité et au Moyen-âge différents personnages ayant avancés des idées similaires (Hérodote, Strabon, Albert le Grand, …). Néanmoins, on peut interpréter les propos de Fontenelle comme l’indice que cette théorie serait réapparue en Occident à partir du 16ème siècle (en gardant à l’esprit que l’on pourrait tout aussi bien lui trouver des racines plus anciennes, par exemple les travaux d’Albert de Saxe).

  • Jean-Baptiste Van Helmont, Œuvres, 1670

Les grenouilles, les limaçons, les poissons à coquilles*, les sangsues et plusieurs herbes sont produites par les odeurs moisies du fond des marées. De même les pierres se forment aux fontaines qui contiennent des ferments ou des semences pétrifiques (p.105-106)

* Les « poissons à coquilles » correspondent à nos coquillages ; limaçons = escargots

Van Helmont fut sans doute l’un des alchimistes les plus renommés. Ses théories supposent que toute la matière possède une activité capable de générer des formes, aussi bien des êtres vivants que des pierres. C’est d’ailleurs dans cet ouvrage que l’on trouve deux célèbres exemples de la théorie de la génération spontanée :

Les poux, puces, punaises, vers, etc. ne prennent pas seulement naissance de nous et de nos excréments, mais aussi si on comprime une chemise sale en la bouche d’un vaisseau où il y ait du froment, dans une vingtaine de jours ou environ le ferment sorti de la chemise est altéré par l’odeur des grains transmue le blé revêtu de son écorce en souris qui sont différentiés par une diversité de sexe, qui après multiplient leur espèce en habitant les uns avec les autres et indifféremment avec ceux qui sont nés de la semence de pères et mères (p.104).

L’odeur enfermée dans la semence du basilique produit l’herbe basilique avec l’esprit qui est dedans. Si elle se moisit en quelque endroit, elle change de nature et produit de véritables scorpions. Ce que les incrédules pourront apprendre en mettant l’herbe contuse dans un trou qu’ils auront fait au milieu d’une brique, puis qu’ils joignent exactement une autre à celle-là et qu’il l’expose au Soleil (p.105).

Evidemment, les ferments et les esprits de Van Helmont paraissent aujourd’hui complètement farfelus. Mais, ce médecin eut en son temps une grande renommée et de nombreux fidèles qui diffusèrent sa pensée. Une pensée où les pierres et les fossiles qu’elles renferment parfois se forment spontanément à partir de la matière inerte, sans aucun rapport avec l’action d’un quelconque milieu marin.

  • Joseph Pitton de Tournefort, Description du labyrinthe de Candie, avec quelques observations sur l’accroissement et sur la génération des pierres, in Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1702

Le labyrinthe de Candie est un conduit souterrain en manière de rue, qui par mille tours et détours pris en tous sens et sans régularité, parcourt tout l’intérieur d’une colline située au pied du mont Ida (…) Je ne sortirai pas du labyrinthe sans vous entretenir, messieurs, d’une observation qui me paraît fort remarquable et que je cherchais depuis longtemps pour confirmer une hypothèse que j’ai eu l’honneur de vous proposer sur la végétation des pierres. Celles du labyrinthe croissent et s’augmentent sensiblement, sans qu’on puisse soupçonner qu’aucune matière étrangère leur soit appliquée par dehors. Ceux qui ont gravé leurs noms sur les murailles de ce lieu (…) ne s’imaginaient sans doute pas que les traits de leurs ciseaux dussent se remplir insensiblement (…) Je regarde ce bas relief comme une espèce de calus* formé par le suc de la pierre qui s’est insensiblement extravasé dans les endroits que l’on avait déchirés en écrivant, de même qu’il se forme des calus entre les fibres des os qui viennent d’être cassés (…) Ces observations font voir manifestement qu’il y a des pierres qui croissent dans les carrières, qui se nourrissent par conséquent, et que le même suc qui les nourrit sert à rejoindre leurs parties lorsqu’elles sont cassées (…) Cela étant, il semble qu’on ne puisse pas douter qu’il n’y ait des pierres organisées. Elles ne sauraient tirer leur suc nourricier que de la terre. Ce suc doit être filtré dans leur superficie, que l’on peut regarder comme une espèce d’écorce, et de-là il doit être porté dans toutes les autres parties (…) On ne saurait donc douter que certaines pierres ne se nourrissent de même que les plantes. Peut-être qu’elles se multiplient aussi de même manière. Au moins nous avons plusieurs pierres dont on ne saurait comprendre la génération sans supposer qu’elles viennent d’une espèce de semence, s’il m’est permis de me servir de ce terme, c’est-à-dire d’un germe dans lequel les parties organiques de ces pierres sont renfermées en petit, ainsi que celles des plus grandes plantes le sont dans les germes de leurs graines (p.217-223).

* calus = cal

Tournefort propose ni plus ni moins que les pierres soient vivantes. Elles se nourrissent comme les plantes, elles croissent, elles cicatrisent, et elles sont « organisées », or à cette époque les êtres vivants sont généralement désignés par l’expression « corps organisés ». Enfin, les germes évoqués dans ce texte correspondent à ceux que la théorie de la préformation attribue à tous les êtres vivants.

Précisons que Tournefort était un membre éminent de la l’Académie Royale des Sciences, un grand botaniste et l’un des premiers scientifiques à participer à un voyage d’exploration (Voyage au Levant de 1700 à 1702, sur commande de Louis XIV), tradition à laquelle participera un siècle plus tard un certain Charles Darwin. Pour curieuse que paraisse sa théorie on ne saurait donc la réduire aux délires d’un esprit farfelu.

Évidemment, Tournefort étend sa conception à l’ensemble des pierres :

Les pierres que l’on appelle corne d’Ammon, la pierre Judaïque, la crapaudine, les yeux de serpents (…) supposent aussi bien des germes particuliers (p.223).

Or, les pierres citées ci-dessus sont en réalité des fossiles :

    • cornes d’Ammon = ammonites
    • pierre Judaïque = pointe d’oursin
    • crapaudine = dents fossiles de poissons (Lepidotes gigas)
    • yeux de serpents = dents fossiles de requins
  • Karl Lang, Traité de l’Origine des pierres figurées, 1709

Il semble impossible à quelques-uns que des coquillages marins, surtout de haute mer, qui sont pour ainsi dire comparables à des pierres quant à leur poids, et pour cela ne peuvent êtres remués aussi facilement par l’eau, sans parler d’être portés en hauteur, aient pu être transportés vers les montagnes par l’entremise du Déluge, et ainsi ils soupçonnent que de très petites semences de coquillages ont été diffusées à travers les fissures souterraines depuis la mer dans les plus hautes montagnes et, mêlées à une matière lapidescente, se sont développées en corps pierreux de ce genre, très semblables aux coquillages marins (préface).

Si l’on admet que toutes les coquilles marines aient été élevées par les flots impétueux de la mer du fond de la mer jusqu’à une si grande hauteur, et aient été mêlées aux eaux longtemps avant de se déposer de nouveau, et aient constitué une seule masse commune avec les fragments, tant des métaux que des pierres dissous, n’auraient elles pas dû, dans un tel événement, à cause de l’élan continu et effroyable des eaux, et de l’agitation violente des particules tant pierreuses que métalliques, avant de se déposer, être brisées en menus morceaux, de sorte que pas un seul coquillage mêlé aux eaux ne soit resté intact ? (p.27)

Pourquoi ne serait-il pas permis de croire que, à travers les cavernes souterraines communiquant avec le fond de la mer, sont absorbés des coquillages, des poissons et autres corps marins de ce genre qui, transportés çà et là à travers les voies cachées de la Terre, et de très grands gouffres, et mêlés diversement et durcis avec les souches des corps souterrains, arrivent enfin à la surface de la Terre jusqu’aux sommets des montagnes ? (p.49)

Comme de nombreux scientifiques à cette époque, Karl Lang tient pour acquis l’existence du déluge. Mais, il conteste que ce phénomène puisse être à l’origine des fossiles trouvés sur les continents, parce que la violence des flots aurait dû détruire les coquillages que l’on retrouve pourtant intacts au sein des pierres. On voit que c’est le même argument qui conduira plus tard Cuvier à imaginer une émersion du continent.

Lang, lui, ne remet pas en cause la description biblique du déluge et de la genèse : pas question d‘imaginer des continents émergeant des flots au gré de cycles naturels comme le propose Cuvier. Il suggère plutôt que le déluge ait déposé des semences de coquillages dans les anfractuosités des roches continentales et ce jusque dans les plus hautes montagnes. Là, ces semences auraient donné naissance à des organismes adultes qui se seraient ensuite pétrifiés au sein des pierres les renfermant. Il envisage également que ces semences puissent être postérieures au déluge. Elles proviendraient alors de la mer via une infiltration dans de profondes cavernes souterraines communiquant avec les masses rocheuses continentales les plus éloignées.

Au 18ème siècle, les fossiles et la formation des roches sédimentaires prennent globalement les définitions qu’on leur connaît aujourd’hui. On cite souvent, pour s’en moquer, l’opinion de Voltaire proposant que les coquillages fossiles trouvés dans les montagnes puissent y avoir été abandonnés par des pèlerins. Mais, on oublie de préciser que cette proposition résulte d’un refus du déluge, lequel constitue alors la principale explication « scientifique » à la présence des coquillages fossiles dans les montagnes.

  • Voltaire, Sur les changements arrivés dans notre globe et sur les pétrifications qu’on prétend en être encore les témoignages, dissertation envoyée à l’académie de Bologne, 1746

On a trouvé dans les montagnes de la Hesse une pierre qui paraissait porter l’empreinte d’un turbot et sur les Alpes un brochet pétrifié : on en conclut que la mer et les rivières ont coulé tour à tour sur les montagnes. Il était plus naturel de soupçonner que ces poissons apportés par un voyageur, s’étant gâtés, furent jetés et se pétrifièrent dans la suite du temps (…) On a vu aussi dans des provinces d’Italie, de France, etc., de petits coquillages qu’on assure être originaires de la mer de Syrie. Je ne veux pas contester leur origine, mais ne pourrait-on pas se souvenir que cette foule innombrable de pèlerins et de croisés qui porta son argent dans la Terre-Sainte en rapporta des coquilles ? Et aimerait-on mieux croire que la mer de Joppé et de Sidon est venue couvrir la Bourgogne et la Milanais ?

De surcroît, le propos de Voltaire ne s’arrête pas là et on aurait tort de ne pas lire ce qui suit :

On pourrait encore se dispenser de croire l’une et l’autre de ces hypothèses et penser, avec beaucoup de physiciens, que ces coquilles, qu’on croit venues de si loin, sont des fossiles que produit notre terre. On pourrait croire encore, avec bien plus de vraisemblance, conjecturer qu’il y a eu autrefois des lacs dans les endroits où l’on voit aujourd’hui des coquilles ; mais quelque opinion ou quelque erreur qu’on embrasse, ces coquilles prouvent-elles que tout l’univers a été bouleversé de fond en comble ? Les montagnes vers Calais et vers Douvres sont des rochers de craie, donc autrefois ces montagnes n’étaient point séparées par les eaux. Cela peut être, mais cela n’est pas prouvé. Le terrain vers Gibraltar et vers Tanger est à peu près de la même nature : donc l’Afrique et l’Europe se touchaient et il n’y avait point de mer Méditerranée. Les Pyrénées, les Alpes, l’Apennin, ont paru à plusieurs philosophes des débris du monde qui a changé plusieurs fois de forme ; cette opinion a été longtemps soutenue par toute l’école de Pythagore et par plusieurs autres ; elles affirmaient que toute la terre habitable avait été mer autrefois et que la mer avait longtemps été terre.

Ce court passage, interprété avec une bonne dose d’anachronisme, ferait plutôt de Voltaire un précurseur de la dérive des continents et des révolutions du globe défendues un demi-siècle plus tard par Cuvier. En réalité, Voltaire n’a jamais prétendu être un naturaliste. Son ambition se bornait à pointer du doigt les problèmes théoriques découlant des observations rapportées par les scientifiques de son temps.

Du reste, cet exemple illustre bien les précautions qu’il convient de prendre lorsqu’on aborde l’histoire des sciences à travers des citations décontextualisées, c’est-à-dire isolées du reste de l’ouvrage où elles se trouvaient et, plus globalement, de la pensée complexe de leur auteur.

Il faut en outre se méfier du vocabulaire parce qu’une expression peut indûment évoquer l’interprétation actuelle d’un phénomène. En voici un exemple :

  • Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Sur l’origine des pierres, in Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1716

Il est présentement certain que toutes les pierres sans exceptions ont été fluides ou du moins une pâte molle qui s’est desséchée et durcie. Il suffirait pour en être sûr d’avoir vu une seule pierre où fut renfermé quelques corps étrangers qui n’aurait pu y entrer si elle avait toujours été de la même consistance (…) De plus il y a une infinité de pierres que l’on appelle figurées qui ont été moulées très finement et très délicatement en différents coquillages ce qui fait voir que la pâte dont elles ont été formées devait être extrêmement molle et fine (p.8)

En apparence les propos de Fontenelle semblent refléter plutôt bien notre conception de la fossilisation au sein de roches sédimentaires. Mais, attention, une « pierre molle » c’est déjà une pierre et non un sédiment, sans quoi il parlerait de sable. Il y a donc ici une ambigüité dans le terme de « pâte », molle et fine, dans laquelle se moule le coquillage et qui se transforme ensuite en pierre.

En revanche, Fontenelle souligne bien l’un des problèmes théoriques propres à la fossilisation : comment un coquillage fossile a-t-il pu pénétrer dans la pierre solide où on le trouve aujourd’hui ?

Une autre difficulté tient au changement du sens des mots au cours de l’histoire. Ainsi, le mot « évolution » ne prend son sens actuel qu’au début du 19ème siècle. Auparavant il désigne le développement du germe préformé. Il en va de même avec le mot « fossile » comme en atteste le dictionnaire qu’Elie Bertrand consacre à cet objet en 1763 :

  • Elie Bertrand, Dictionnaire universel des fossiles propres et des fossiles accidentels, 1763

Nous prenons le nom de « fossile » dans l’acceptation la plus étendue, pour désigner tout ce qui se tire de la terre, ou qui se trouve dans son sein ; soit qu’il y soit propre, comme les sables, les terres, les pierres, les sels, les soufres, les bitumes, les minéraux, les métaux ; soit qu’il s’y rencontre accidentellement comme les coquilles fossiles et les pétrification des animaux, des végétaux, des lithophytes* et des zoophytes (p.XJ).

* Lithophytes = coraux ; zoophytes = animaux microscopiques

On le voit, le mot « fossile » désigne alors toutes les matières exploitables extraites du sous-sol ou des roches, et en premier lieu les minerais. Les fossiles, au sens moderne du terme, c’est-à-dire les vestiges d’organismes, sont appelés « pierres figurées » ou « pétrifications ».

Voici ce qu’en dit Elie Bertrand :

Les pétrifications sont des végétaux ou des animaux devenus fossiles et pour la plupart changés en pierres (…) On ne trouve pas dans ces pétrifications une ressemblance imparfaite des analogues marins ou terrestres, mais on voit évidemment que ce sont les mêmes corps en nature, ou pétrifiés : figure, structure, grandeur, organisation, tout est de même dans les corps naturels et dans les corps fossiles (…) (p.110-112)

La première question qui se présente à examiner est comment s’est faite cette pétrification dans le sein de la terre ? Il est certain déjà qu’aucun corps ne peut se pétrifier à l’air, il s’y pourrit, il s’y consume, ou s’y détruit, c’est là l’effet de l’action de l’air qui y produit quelques fermentations. Il faut donc que les corps, pour s’être pétrifiés, se soient trouvés enfermés à l’abri de cette influence destructive de l’air. Une terre sans humidité et aussi sans action. Ainsi la terre qui a contenu originairement les corps que nous avons pétrifiés ou minéralisés a été humide et molle. Des eaux courantes peuvent bien incruster certains corps, mais ne sauraient les changer en pierre. Le cours même de l’eau s’y oppose. Par conséquent, les corps qui se sont pétrifiés ou minéralisés ont été enfermés à couvert de l’air et des courants d’eau dans une terre suffisamment humectés ou dans un sable pénétré de quelques sucs, dans de la marne, dans du limon, dans de l’argile ou dans une terre ochreuse et métallique (…) L’expérience démontre aussi qu’il faut bien des siècles pour pétrifier quelque corps que ce soit. Pour pétrifier un corps il faut par conséquent qu’il soit 1°. De nature à se conserver sous terre ; 2°. Qu’il soit à couvert de l’air et de l’eau courante ; 3°. Qu’il soit garanti d’exhalaisons ou de sucs corrosifs ; 4°. Qu’il soit dans un lieu où se rencontrent des vapeurs ou un liquide minéral, bitumineux, métallique, avec des molécules calcaires et pierreuses et dissoutes, qui sans détruire le corps le pénètrent, l’imprègnent et s’unissent à lui, à mesure que les parties du corps même se dissipent par l’évaporation ou qu’elles sont absorbées par des matières alcalines (p.114-115).

Ce dictionnaire contient même une entrée au mot « Anthropolithe » :

 « Anthropolithes ou pétrifications humaines » : On a trouvé quelquefois des cadavres pétrifiés, mais il ne faut pas douter que l’on n’est souvent confondu les parties de quelques animaux avec celles de l’Homme. On trouva à ce qu’on assure, en 1583 près d’Aix en Provence, dans un rocher, un cadavre entier pétrifié, la cervelle en était si dure qu’elle donnait des étincelles quand on la frappait avec de l’acier. Les os étaient friables (…) L’homme antédiluvien de Scheuchzer est assez reconnaissable, on peut consulter la figure qu’il a publiée. On a trouvé dans les mines abandonnées et couvertes ou dans des galeries comblées et débarrassées des cadavres ensevelis par accident qui étaient vitriolisés ou minéralisés (p.36).

Si l’on se fie à cette définition, il ne fait guère de doute qu’en 1763 l’Homo diluvii testis de Johann Jakob Scheuchzer soit encore considéré comme le seul fossile humain véritable.

Elie Bertrand présente également la particularité d’avoir changé d’avis à propos de l’origine des fossiles, personnifiant ainsi l’évolution des idées qui se manifesta au cours du 18ème siècle. Voici ce qu’il écrivait une dizaine d’années avant de rédiger son dictionnaire :

  • Elie Bertrand, Essai sur les usages des montagnes, 1754

Il ne paraît pas que les pierres figurées, dont plusieurs représentent si exactement des parties d’animaux et de végétaux, des coquillages et des poissons, que celles du moins qu’on trouve dans les lits de la terre, entiers et non dérangés, y aient été introduites par quelque accident (…) Ne peut-on pas supposer qu’il y en a eu de cette sorte dès son origine et que Dieu, pour mettre plus d’harmonie dans ses œuvres, plus de correspondances entre les choses qui sont dans les eaux et sur la terre, et celles qui doivent être sous la terre, a fait des êtres qui avec plusieurs différences ont cependant quelques rapports ? Il semble que par cette supposition il y a plus de continuité et par là-même plus de beauté dans les ouvrages de la création ; l’échelle est mieux suivie, la gradation mieux observée : on prévient par cette supposition un saut et une sorte de hiatus qu’il y a entre les divers règnes (…) Ce ne sont là que des hypothèses conjecturales que nous abandonnons sans peine à qui pourra les renverser, ou à qui voudra les attaquer (p.77-79).

L’échelle dont il parle correspond à l’échelle des êtres, sorte de continuum de la nature allant ici des objets inanimés jusqu’aux êtres vivants. Cette vision de la nature comptait alors de nombreux partisans dont des scientifiques de tout premier plan comme Charles Bonnet, et elle formera l’un des socles de la théorie transformiste de Lamarck. Cela dit, Elie Bertrand ne ment pas lorsqu’il se déclare, en conclusion, disposé à abandonner cette idée de fossiles créés au moment de la genèse divine (ce qui exclu de facto une origine biologique) :

  • Elie Bertrand, Dictionnaire universel des fossiles propres et des fossiles accidentels, 1763

Plus on a eu l’occasion de voir de ces fossiles accidentels, moins on doute qu’ils n’aient effectivement appartenus au règne animal ou au règne végétal. J’avais cru autrefois que quelques-uns avaient originellement été formés par le Créateur et placés à la création dans la terre même, pour mettre de l’analogie entre les divers règnes et de la variété dans les œuvres de la main puissante. Mais, il me paraît aujourd’hui que ce sont tous des fossiles accidentels qui de la mer, ou de la surface de la terre ont passé dans son sein et ont été ensevelis dans les couches qui se sont formées par divers accidents et durcies avec le temps (p.112).

C’est dans un autre dictionnaire d’histoire naturelle, celui de Valmont de Bomare qui fera référence durant la seconde moitié du 18ème siècle, que l’on trouve une interrogation sur la durée du processus de fossilisation :

  • Jacques-Christophe Valmont de Bomare, Dictionnaire raisonné universel d’histoire naturelle (éd. 1775)

C’est une question très importante parmi les naturalistes que de savoir combien la Nature emploie de temps pour pétrifier les corps d’une grandeur un peu considérable (…) Sa majesté impériale (le Duc de Lorraine), instruite par les observations unanimes des historiens et des géographes modernes que certains piliers qui se voient actuellement dans le Danube en Serbie près de Belgrade sont des restes du pont que l’empereur Trajan fit autrefois construire sur ce fleuve, présuma que ces piliers s’étaient conservés tant de siècles devaient être pétrifiés, et qu’ils fourniraient des éclaircissements sur le temps que la Nature emploie pour changer le bois en pierre (…) On en retira un avec beaucoup de peine et il s’est trouvé que la pétrification ne s’y est avancée que de trois quarts de pouce dans quinze cents ans ; mais il y a certaines eaux dans lesquelles cette transmutation se fait beaucoup plus promptement. Au reste, la pétrification paraît se former moins lentement dans les terrains poreux et un peu humide que dans l’eau même (p.591-592).

Le moins que l’on puisse dire c’est que la question n’était pas réglée, même si Valmont de Bomare semble partisan d’un phénomène assez lent (à une époque où l’âge de la Terre est estimée à quelques milliers d‘années).

Il ne reste plus, pour terminer ce bref panorama de l’histoire du concept de fossiles, qu’à se tourner vers le plus célèbre naturaliste du 18ème siècle : Buffon.

  • Georges-Louis Leclerc de Buffon, Histoire naturelle des minéraux, tome 1 (1783)

La formation des pierres calcaires est l’un des plus grands ouvrages de la Nature (…) Ces pierres ont en effet été primitivement formées du détriment des coquilles, des madrépores, des coraux et de toutes les autres substances qui ont servi d’enveloppe ou de domicile à ces animaux infiniment nombreux, qui sont pourvus des organes nécessaires pour cette production de matière pierreuse. Je dis que le nombre de ces animaux est immense, infini, car l’imagination même serait épouvantée de leur quantité, si nos yeux ne nous en assuraient pas en nous démontrant leurs débris réunis en grandes masses et formant des collines, des montagnes et des terrains de plusieurs lieux d’étendues. Quelle prodigieuse pullulation ne doit-on pas supposer dans tous les animaux de ce genre ! Quel nombre d’espèces ne faut-il pas compter, tant dans les coquillages et crustacés actuellement existants, que pour ceux dont les espèces ne subsistent plus et qui sont encore de beaucoup plus nombreux ! Enfin combien de temps et quel nombre de siècles n’est-on pas forcé d’admettre pour l’existence successive des unes et des autres ! (p.219)

Toutes les pierres et craies disposées et déposées en couches horizontales par les eaux de la mer ne sont en effet formées que de ces coquilles ou de leurs débits réduits en poudre et il n’existe aucun autre agent, aucune autre puissance particulière dans la Nature, qui puisse produire la matière calcaire dont nous devons par conséquent rapporter la première origine à ces êtres organisés (p.220).

À la fin du 18ème siècle, le rapport entre les organismes fossiles et les roches sédimentaires calcaires semble donc bien compris.

Buffon en profite pour souligner, une fois de plus, l’ancienneté du globe terrestre :

On trouve des bancs entiers quelquefois épais de plusieurs pieds, composés en totalité d’une seule espèce de coquillages dont les dépouilles sont toutes couchées sur la même face et au même niveau. Cette régularité dans leur position et la présence d’une seule espèce, à l’exclusion de toutes les autres, semblent démontrer que ces coquillages n’ont pas été amenés de loin par les eaux, mais que les bancs où elles se trouvent se sont formés sur le lieu même, puisqu’en supposant les coquilles transportées elles se trouveraient mêlées d’autres coquilles et placées irrégulièrement en tous sens avec les débris pierreux amenés en même temps, comme on le voit dans plusieurs autres couches de pierre. La plupart de nos collines ne se sont donc pas formées par des dépôts successifs amenés par un mouvement uniforme et constant, il faut nécessairement admettre des repos dans ce grand travail, des intervalles considérables de temps entre les dates de la formation de chaque banc, pendant lesquels intervalles certaines espèces de coquillages auront habité, vécu, multiplié sur ce banc et formé le lit coquilleux qui le surmonte. Il faut accorder encore du temps pour que d’autres sédiments de graviers et de matières pierreuses aient été transportées et amenées par les eaux pour recouvrir ce dépôt de coquilles. En ne considérant la Nature qu’en général, nous avons dit que 76 000 ans d’ancienneté suffisaient pour placer la suite de ses plus grands travaux sur le globe terrestre et nous avons donné la raison pour laquelle nous nous sommes restreints à cette limite de durée, en avertissant qu’on pourrait la doubler et même la quadrupler si l’on voulait se trouver parfaitement à l’aise pour l’explication de tous les phénomènes. En effet, lorsqu’on examine en détail la composition de ces mêmes ouvrages, chaque point de cette analyse augmente la durée et recule les limites de ce temps trop immense pour l’imagination et néanmoins trop court pour notre jugement (p.244-246)

En réalité, le manuscrit des Époques de la Nature (1778) indique différentes datations dont la plus élevée dépasse un million d’années. Mais, contrairement à une idée répandue Buffon n’a pas escamoté ce chiffre par peur de l’Inquisition. Primo parce qu’à cette époque, en France, on ne risquait plus le bûcher à contredire la Bible, au pire l’ouvrage pouvait être victime de la censure de la part de la faculté de théologie qui siégeait alors à la Sorbonne, secundo parce que le prestige et le pouvoir de Buffon le protégeait largement de ce type de désagrément (et effectivement la publication des Époques de la Nature ne lui en causa aucun), et tertio parce que 76 000 ans ou 1 000 000 cela ne change rien vis-à-vis de l’Église : dans les deux cas l’estimation dépasse de beaucoup celle admise par le dogme. Du reste c’était la cosmogonie toute entière de Buffon qui contredisait les textes sacrés et pas juste son évaluation de l’âge de la Terre.

Mais, alors pourquoi avoir opté pour l’estimation la plus faible ? Buffon le dit : pour éviter de confronter notre esprit à un « temps trop immense pour l’imagination ».

Dans son Histoire naturelle des minéraux, Buffon aborde également la question de la diagenèse et plus particulièrement celle des roches sédimentaires :

C’est à la dissolution des coquilles et des poussières de craie et de pierre que l’on doit attribuer l’origine de ce suc pétrifiant (…) il suffit ici de considérer que ce liquide ou suc pétrifiant n’est que de l’eau chargée des molécules les plus fines de la matière pierreuse et que ces molécules toutes homogènes et réduites à la plus grande ténuité, venant à se réunir par leur force d’affinité, forment elles-mêmes une matière homogène, transparente et assez dure, connue sous le nom de spar ou spath calcaire, et que par la même raison de leur extrême ténuité ces molécules peuvent pénétrer tous les pores des matières calcaires qui se trouvent au-dessous des premiers lits dont elles découlent ; qu’enfin et par conséquent elles doivent augmenter la densité et la dureté de ces pierres, en raison de la quantité de ce suc qu’elles auront reçu dans leurs pores. Supposons que le banc supérieur imbibé par les eaux, fournisse une certaine quantité de ces molécules pierreuses, elles descendront par stillation et se fixeront en partie dans toutes les cavités et les pores des bancs inférieurs où l’eau pourra les conduire et les déposer (…) Le dépôt de ce liquide pétrifiant se fait par une cristallisation plus ou moins parfaite (p.239-241).

Ayant examiné les bancs de plusieurs collines de pierre calcaire, j’ai reconnu presque partout que le dernier banc qui sert de base aux autres (…) n’est qu’un banc de sable et de gravier sans mélange de coquilles, sur lequel les coquillages vivants se sont ensuite établis et ont laissé leurs dépouilles, qui auront bientôt été mêlées et recouvertes par d’autres débris pierreux amenés et déposés comme ceux du premier banc (p.242-243).

On remarquera que sa conception était déjà relativement moderne. On peut la comparer à celle qu’expose Elie Bertrand une vingtaine d’années plus tôt :

  • Elie Bertrand, Dictionnaire universel des fossiles propres et des fossiles accidentels, 1763

Les terres et les sables servent à former les pierres, dans lesquelles entrent encore quelque fois d’autres particules hétérogènes. C’est par l’affluence, par les dépôts, par une apposition successive et externe des particules intégrantes que se composent les pierres. Ici point d’intussusception*, mais une juxtaposition de matières ; point d’assimilation, mais une simple addition de nouvelles parties. Un liquide est d’ordinaire le véhicule de ces matières, l’air et la chaleur en sont les principes moteurs, la pression environnante est la cause du rapprochement et l’attraction, qui croit avec le contact et en raison des surfaces, sera le principe de cohésion (…) Toute cristallisation selon Linné vient du sel, contient du sel ou en nait (…) lorsque les parties salines similaires se rencontrent et que le liquide ou la menstrue, qui les tenait suspendues en solution et séparées, commence à diminuer par l’évaporation, elles se rapprochent, s’unissent et forment des corps solides qui varient dans leurs cristallisation polyèdres, selon la figure primitive des parties composantes, que l’attraction ou la pression réunissent (p.XX-XXJ).

* Intussusception = croissance par intégration de matière venant de l’intérieur du corps, comme chez les animaux

Cependant, Buffon n’est pas le premier à supposer l’existence d’un « suc pétrifiant » chargé de « molécules pierreuses » et responsable de la cimentation des sédiments. Voici par exemple ce qu’en disait Réaumur plus de 60 ans auparavant :

  • René-Antoine Ferchault de Réaumur, Sur la nature et la formation des cailloux, in Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1721

En Physique*, quand on ne veut que du certain, il faut souvent se contenter de peu. Par le nom de caillou, qui rend en français le Silex des latins, nous entendons ce genre de pierres qui comprend toutes celles qu’on appelle vulgairement pierres à fusil (p.256)

Nous n’avons rien de mieux connu sur la production des pierres que l’origine de ces congélations cristallines qui tantôt pendent à la voûte des grottes souterraines, qui tantôt en revêtent les parois et tantôt en recouvrent le fond. On peut presque suivre à l’œil leur accroissement, du moins est-il incontestable qu’il est dû aux petites parties solides qu’un liquide dépose continuellement. L’assemblage de ces petites parties, déposées les unes sur les autres, forme avec le temps des masses qui sont nos pierres cristallines. Nous ne ferons point de difficulté d’appeler suc lapidifique, suc pierreux, l’eau qui est chargée de la matière propre à la formation de cette espèce de pierre et de toutes les autres. Ces termes ainsi expliqués ne sauraient être équivoques. Il n’importe aussi qu’on nomme la matière dont cette eau est chargée, matière pierreuse, ou qu’on la nomme matière cristalline, comme le veut M. Geoffroy**. Ce dernier nom pourtant me paraît très commode et donne une idée plus développée que celui de matière pierreuse. Elle est matière cristalline dès qu’elle forme des cristaux. Mais cette matière qui forme des cristaux qu’est-elle ? Je la regarde comme un sable extrêmement fin, qui l’est au point de pouvoir se soutenir aisément dans l’eau (…) Les sables que l’eau détache des pierres dures par son simple frottement sont apparemment d’une finesse inconcevable (…) Le suc lapidifique, le suc pierreux forme des cristallisations, des cristaux et toutes les pierres transparentes lorsque les parties solides qu’il charrie s’accrochent immédiatement les unes avec les autres. Le même suc forme des pierres à grains et des pierres communes lorsqu’il dépose entre des sables et des graviers, entre des mélanges de sable, de gravier et de talc, et enfin entre des terres graveleuses. Il réunit les parties de ces différentes matières pour en faire des tous solides : de-là viennent les pierres de grès, les granits, les pierres communes et une infinité d’autres espèces de pierres moyennes entre les espèces précédentes. Mais, je conçois que le même suc forme les cailloux en pétrifiant, pour ainsi dire, une seconde fois des pierres, ou en pétrifiant les terres les plus compactes (p.257-259)

* La Physique correspond alors à la science qui étudie les phénomènes naturels, ce qui recouvre la biologie et la géologie actuelles.

** Etienne-François Geoffroy (1672-1731), médecin et chimiste dont les travaux eurent un grand écho au début du 18ème siècle

On remarquera qu’à cette époque le granite n’est pas encore interprété comme une roche magmatique. L’origine des « roches vitreuses » fera l’objet d’un débat qui deviendra particulièrement intense à la fin du 18ème siècle et au début du 19ème, et que l’histoire a retenu comme l’affrontement entre les tenants du plutonisme et les partisans du neptunisme.

Un siècle plus tard, Cuvier manifeste encore une conception similaire de la diagenèse, même si le suc pétrifiant est désormais qualifié de chaux carbonatée (une précision qu’il convient de rattacher aux bouleversements qui accompagnent la révolution que la chimie opère suite aux travaux de Lavoisier) :

  • Georges Cuvier & Alexandre Brongniart, Essai sur la géographie minéralogique des environs de Paris, 1811

Le sable qui supporte les bancs supérieurs a été quelquefois entraîné par les eaux ; les bancs se sont alors rompus et ont roulé sur les flancs des collines qu’ils formaient (…) La plupart des sables des hauteurs de Montmorency, de Meudon, du Plessis-Piquet, de Fontenay-aux-Roses, etc., sont imprégnés de chaux carbonatée qui les a pénétrés par infiltration lorsqu’ils sont recouverts du terrain calcaire d’eau douce ; tel est le cas des grès de plusieurs parties de la forêt de Fontainebleau (p.43-44).

Ces lignes datent de 1811. Trois ans plus tard, Jean Ernouf ordonnait l’extraction du premier anthropolithe de Guadeloupe.

8. Bibliographie

  • Jean-Baptiste Van Helmont, Œuvres, 1670
  • Joseph Pitton de Tournefort, Description du labyrinthe de Candie, avec quelques observations sur l’accroissement et sur la génération des pierres, in Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1702
  • Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Sur l’origine des pierres, in Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1716
  • Bernard Le Bouyer de Fontenelle, Sur des coquilles fossiles de Touraine, in Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1720
  • Bernard de Jussieu, Sur les pétrifications qui se trouvent en France de diverses parties de plantes et d’animaux étrangers, in Histoire de l’Académie Royale des Sciences, 1721
  • René-Antoine Ferchault de Réaumur, Sur la nature et la formation des cailloux, in Histoire de l’académie royale des sciences, 1721
  • Elie Bertrand, Essai sur les usages des montagnes, 1754
  • Elie Bertrand, Dictionnaire universel des fossiles propres et des fossiles accidentels, 1763
  • Jacques-Christophe Valmont de Bomare, Dictionnaire raisonné universel d’histoire naturelle, éd. 1775
  • Bernard Palissy, Œuvres complète de Bernard Palissy, éd. 1777
  • Georges-Louis Leclerc de Buffon, Histoire naturelle des minéraux, tome 1, 1783
  • Georges Cuvier & Alexandre Brongniart, Essai sur la géographie minéralogique des environs de Paris, 1811
  • Georges Cuvier, Recherches sur les ossements fossiles de quadrupèdes, 1812
  • Charles konig, On a fossil human skeleton from Guadeloupe, 1814
  • Georges Cuvier, Discours sur les révolutions du globe, 1825
  • Arthur Birembaut, Fontenelle et la géologie, in Revue d’histoire des sciences et de leurs applications, 1957
  • Gabriel Gohau, Les fossiles, naissance et formation d’une idée scientifique, in Textes & Documents, 1966
  • Eric Davaud et André Strasser, Cimentation et structures sédimentaires des beach-rocks: genèse et critères d’identification, 1983
  • Jacques Roger, édition critique des Époques de la Nature, édition critique, 1988
  • Gabriel Gohau, Les sciences de la Terre au XVIIe et XVIIIe siècles, naissance de la géologie, 1990
  • Jean Gaudant, Extraits du Traité sur l’Origine des pierres figurées de Karl Nikolaus Lang, in Travaux du comité français d’histoire de la géologie, 2009
  • Patricia Crépin-Obert, Idées et raisons sur les coquilles fossiles : étude épistémologique comparée entre une situation de débat à l’école primaire et une controverse historique, in RDST, 2010
  • André Pichot, Expliquer la vie, 2011
  • Hayley Cawthra et Ron Uken, Modern beachrock formation in Durban, KwaZulu-Nata, in South African Journal of Science, 2011
  • Khalid Al-Ramadan, Diagenesis of Holocene beachrocks : a comparative study between the Arabian Gulf and the Gulf of Aqaba, Saudi Arabia, Arabian in Journal of Geosciences, 2013
  • Jan Zalasiewicz et al, Making the case for a formal Anthropocene Epoch : an analysis of ongoing critiques, in Newsletters on Stratigraphy, 2017
  • Errol Wiles et al, Rapid beachrock cementation on a South African beach: Linking morphodynamics and cement style, in Sedimentary Geology, 2018
  • Hervé Ferrière et Guillaume Salah Thomas, Les anthropolithes de Guadeloupe : un exemple de la culture matérielle locale pour l’enseignement des sciences, de la philosophie et de l’histoire, in Contextes et Didactiques, 2018
  • Alex Mario Lena, Le fossile, précepteur de l’épistémologie de la paléontologie : pour une historiographie du vivant, thèse de doctorat, 2018
  • Gabriel Nève, La controverse des crocodiles de Normandie, une étape importante dans la naissance du transformisme scientifique, in Sciences et Humanités : Décloisonner les savoirs pour reconstruire l’Université, sous la direction d’Eric Audureau, éd. Presses Universitaires de Provence, 2019
  • Gerson Fernandino et al, Anthropoquinas : First description of plastics and other man-made materials in recently formed coastal sedimentary rocks in the southern hemisphere, in Marine Pollution Bulletin, 2020
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