La datation scientifique de la Terre : éléments utiles pour son enseignement – ARTICLE 1/4

par Julien Cartier, professeur de SVT au lycée Carnot de Cannes

Avant-propos

Cette série d’articles vise à fournir aux professeurs de SVT intervenant en enseignement scientifique de première des ressources utiles pour bâtir leur cours sur la datation scientifique de la Terre. Or, s’agissant d’histoire des sciences il importe de se méfier par-dessus tout des caricatures qui abondent, hélas, dans la littérature de vulgarisation comme sur internet. Ainsi, contrairement à ce qu’on lit un peu partout Ussher fut bien davantage un historien qu’un théologien, Buffon n’a pas escamoté ses datations par peur de l’Inquisition et Darwin n’a jamais daté le globe terrestre. Les raccourcis et les idées reçues brossent un tableau mensonger de la Science où quelques génies en lutte contre l’obscurantisme parviennent, seuls, à faire progresser l’entendement humain vers des vérités indépassables. Pour y remédier il importe de revenir aux sources, c’est-à-dire aux écrits de tous ces savants dont la pensée et les travaux ont alimenté le questionnement scientifique vis-à-vis de l’âge de notre planète. Au lieu de se moquer de leurs erreurs il convient de souligner leur nature féconde. Plutôt que de considérer que ceux qui autrefois ont pensé autre chose que ce que l’on pense aujourd’hui ont forcément mal pensé, il faut garder à l’esprit que penser faux ce n’est pas nécessairement mal penser. Buffon, Cuvier ou encore Kelvin, pour ne prendre que ces trois exemples, étaient tout sauf des idiots ou de mauvais scientifiques. Mais la cohérence de leurs théories n’apparaît qu’à la condition de s’intéresser aux savoirs de leurs époques respectives. À défaut, nos condamnations se réduisent souvent à des jugements anachroniques.

Voilà pourquoi on trouvera dans ces articles de très nombreux extraits des ouvrages de ces savants, pour la plupart disponibles en ligne sur le site de la BnF, Gallica, ou dans la bibliothèque numérique Google Books. Deux types de lecture sont possibles : soit le texte et les citations, soit pour le lecteur pressé le texte seul. L’ensemble des articles forme un tout cohérent, mais sa longueur m’a incité à le subdiviser en plusieurs parties afin d’en faciliter la lecture par un collègue désireux d’y puiser rapidement des ressources pédagogiques.

Concernant la bibliographie contemporaine, il me semble que l’enseignant se trouve surtout confronté à la difficulté de choisir parmi l’abondance de titres à sa disposition. Aussi me paraît-il opportun de limiter la bibliographie correspondante aux quelques titres suivants, tous remarquables et d’une lecture aisée :

  • Stephen Jay Gould, Aux racines du temps, 1987
  • François Ellenberger, Histoire de la géologie, 1988 (tome 1), 1994 (tome 2)
  • Pascal Richet, L’âge du monde, 1999
  • Vincent Deparis et Hilaire Legros, Voyage à l’intérieur de la Terre, 2000
  • Gabriel Gohau, Les sciences de la Terre au XVIIe et XVIIIe siècles, naissance de la géologie, 1990
  • Gabriel Gohau, Naissance de la géologie historique, 2003

On trouvera une bibliographie plus détaillée à la fin du dernier article.

Remerciements

Je tiens à remercier chaleureusement François Besset, professeur de philosophie, ami précieux et grand spécialiste d’Aristote, lequel a bien voulu m’expliquer la pensée de ce savant et se plier au fastidieux exercice consistant à traduire les propos ésotériques de Kepler.

Je remercie également Patrick Tort de m’avoir orienté vers son collègue Guido Chiesura qui m’a fort aimablement communiqué des extraits de l’ouvrage que Sandra Herbert a consacré au travail géologique de Darwin. Mme. Herbert elle-même a très gentiment répondu à mes questions et m’a permis de comprendre comment Darwin était parvenu à calculer l’âge de la vallée de Weald. Je lui en sais gré.

Enfin, j’exprime la plus sincère gratitude à Jeanne Passoni dont la patiente relecture de mes manuscrits permet d’en expurger les fautes d’orthographe qui s’y forment aussi sûrement que le plomb radiogénique dans les météorites.

Ce travail est dédié à mon regretté professeur Jean-Marc Drouin, dont les cours au Muséum National d’Histoire Naturelle et les livres inestimables, m’ont donné le goût de l’histoire et de l’épistémologie des sciences.

ARTICLE 1/4 : de l’éternité aux mondes éphémères

ARTICLE 2/4 : les chronomètres naturels, de Halley à Buffon

ARTICLE 3/4 : la Terre sans âge, de Lyell à Darwin

ARTICLE 4/4 : l’empire de lord Kelvin et le poids des atomes

Où commencer cette histoire ?

On lit souvent que certains penseurs de l’Antiquité défendaient l’idée d’un monde éternel. Ce n’est pas faux et cela fait essentiellement référence aux écrits d’Aristote :

  • Aristote, Métaphysique, livre XII

La substance est l’objet de nos études, puisque ce sont les principes et les causes des substances que nous recherchons. Si, en effet, l’on considère une chose quelconque formant un tout, la première partie dans ce tout est la substance (…) Or, il y a trois substances : l’une sensible; et, dans celle-ci, on distingue la substance éternelle et la substance périssable. Tout le monde est d’accord sur cette dernière, qui comprend, par exemple, les plantes et les animaux. L’autre est la substance éternelle, pour laquelle il faut savoir si elle n’a qu’un élément unique, ou si ses éléments sont multiples. Enfin, il existe une autre substance immobile (…) Nous allons démontrer, pour cette dernière, que, de toute nécessité, il n’y a qu’une substance éternelle qui puisse être immobile. Les substances, en effet, sont les premiers des êtres; et si toutes les substances étaient périssables, tout absolument serait périssable comme elles. Mais il est impossible que le mouvement naisse, ou qu’il périsse, puisqu’il est éternel, ainsi que nous l’avons établi. Le temps ne peut pas davantage commencer ni finir, puisqu’il ne serait pas possible qu’il y eût, ni d’Avant, ni d’Après, si le temps n’existait pas. Ajoutons que le mouvement est continu de la même manière que le temps peut l’être aussi ; car, ou le temps se confond identiquement avec le mouvement, ou il est un de ses modes. Or, le mouvement ne peut être continu que dans l’espace; et le seul mouvement qui, dans l’espace, puisse être continu, c’est le mouvement circulaire (…) Le premier ciel est éternel.

Dans la pensée d’Aristote l’existence d’un objet est indissociable du mouvement. Ce dernier ne se réduit pas seulement à un déplacement, comme la course des étoiles, mais comprend également ce que nous nommerions le « développement », par exemple d’une graine en une plante. Ainsi, l’existence en acte est consubstantielle du mouvement qui anime la matière, c’est à dire qui lui donne forme. Mais, Aristote distingue deux domaines d’existence :

– le monde supra-lunaire (astres et dieux, ce qu’Aristote appelle dans le texte précédent « le premier ciel»), où le mouvement agit sur une matière parfaite de sorte qu’il parvient à s’exprimer pleinement et ne s’épuise jamais (c’est un mouvement circulaire). Les formes de ce monde sont ainsi éternelles.

– le monde sublunaire (Terre et êtres vivants), où la matière imparfaite (terre, eau, air, feu) contrarie le mouvement ce qui explique la corruptibilité aussi bien des êtres vivants que des matières minérales. Cependant, seules les formes sublunaires sont impermanentes, le mouvement lui ne s’épuise jamais et par conséquent il se reforme inlassablement de nouveaux êtres vivants et de nouveaux paysages.

Ne nous arrêtons pas là cependant, car enfin pourquoi Aristote pense-t-il ainsi ? On ne peut se contenter d’affirmer que certains savants de l’antiquité étaient partisans d’un monde éternel, au risque que les élèves réduisent cette pensée à une simple croyance, alors qu’elle repose sur un raisonnement des plus sérieux :

  • Aristote, Traité du ciel

Il n’est pas vrai de dire maintenant qu’une chose existe l’an dernier, ni l’an dernier qu’elle existe maintenant. Il est donc impossible que ce qui n’est pas à quelque moment soit plus tard éternel. Car il aura plus tard, également, la puissance de ne pas être, non toutefois de ne pas être alors qu’il est, mais de ne pas être l’an dernier et dans le temps passé. Que ce dont il a la puissance soit donc existant en acte. Il sera donc vrai de dire maintenant qu’il n’est pas l’année dernière. Mais c’est impossible. Car il n’y a aucune puissance du passé, mais seulement du présent et de l’avenir. De même aussi, ce qui auparavant est sempiternel passe plus tard au non-être ; car il aurait la puissance dont l’acte n’est pas. Posons alors le possible : il est vrai de dire maintenant que ceci est l’année dernière et en général dans le temps passé.

Pour comprendre ce court passage il faut savoir qu’Aristote défend ce qu’il appelle le « principe de conservation modal » selon lequel chaque substance possède un mode d’existence (nous dirions aujourd’hui une nature ou une identité) parfaitement immuable. Sans cela chaque chose pourrait changer aléatoirement de nature et tout ne serait que chaos. Donc, si une substance est éternelle elle est toujours éternelle, tandis que si je fabrique quelque chose puisque ce quelque chose n’existait pas avant que je le fabrique alors ma création est corruptible : si j’ai pu la faire, elle peut se défaire, et il en sera toujours ainsi. Appliqué à la question qui nous préoccupe cela signifie que soit le monde a un commencement temporel et dans ce cas il doit aussi avoir une fin temporelle, soit il est pleinement éternel et n’a ni début ni fin.

Cela dit, Aristote pourrait fort bien supposer que le monde est corruptible, autrement dit qu’il a un début et une fin. Alors, pourquoi opte-t-il pour l’éternité du cosmos ? À cause de sa conception du mouvement. Aujourd’hui nous concevons le temps comme une dimension dans laquelle peut se déployer le mouvement. Si tout mouvement cessait, le temps, lui, continuerait de s’écouler et donc d’exister. Mais, chez Aristote le mouvement n’est pas le cadre dans lequel s’observe le mouvement, il est la mesure du mouvement. Lorsque nous nous représentons l’univers à quoi pensons-nous ? À de la matière (les étoiles, les planètes, les êtres vivants, etc.) qui se déploie dans un « espace-temps », autrement dit, à trois objets distincts : l’espace, le temps et la matière. Notre représentation n’est pas celle d’Aristote. Pour lui l’existence c’est le mouvement. Tous les objets de l’univers n’existent que parce qu’ils adviennent en acte à travers un mouvement, et le temps n’est qu’une mesure de ce mouvement. Sans mouvement il n’y a rien et s’il n’y a rien cela n’a aucun sens de se demander s’il peut exister du temps sans mouvement. Penser une création du cosmos c’est supposer qu’il existe un moment, celui qui précède la création, durant lequel le mouvement, lui, n’existe pas encore. Pour Aristote une telle chose est impensable et si c’est impensable alors cela ne se pense pas, point final.

On peut se faire une idée de cette situation en considérant notre actuelle conception de l’univers. L’univers a-t-il une fin, c’est-à-dire un bord ? Si oui, alors qu’y a-t-il après ce bord ? C’est ce type de contradiction logique qu’Aristote refuse de penser comme il le dit par exemple dans le premier extrait de la Métaphysique : « le temps ne peut pas davantage commencer ni finir, puisqu’il ne serait pas possible qu’il y eût, ni d’Avant, ni d’Après, si le temps n’existait pas ». Admettre une création de toute chose, donc du mouvement et du temps, cela implique de penser un « avant » la création alors même que le temps n’y existe pas encore. C’est une contradiction logique, un impensable.

Il convient également de garder à l’esprit que l’idée même d’une création du monde apparaît tardivement, d’abord avec le mazdéisme et le zoroastrisme, avant de se diffuser à travers l’essor du judaïsme. Durant l’antiquité certains savants postulent bien que l’univers se forme puis disparaît avant de se reformer de nouveau dans un cycle perpétuel, mais une telle conception n’implique réellement ni début ni fin. On trouve aussi quantité de cosmogonies, comme par exemple la théogonie d’Hésiode, toutefois, pour Aristote et les autres penseurs, elles relèvent de la mythologie et remplissent essentiellement un rôle métaphorique. Autrement dit, elles n’ont pas vocation à expliquer concrètement des phénomènes naturels.

En résumé, la Terre n’a pas d’âge et il serait absurde de vouloir essayer de la dater. On pourrait tout au plus s’intéresser à l’empreinte du temps sur certains objets naturels, qu’il s’agisse des figures de l’érosion, ou des restes d’êtres vivants. Mais, cela ne nous apprendrait rien sur le commencement d’un monde sans début ni fin.

De ce point de vue, la scolastique médiévale, en mélangeant les textes sacrés et les écrits de quelques penseurs de l’Antiquité, au premier rang desquels figure Aristote, va paradoxalement fixer des bornes à l’existence de la planète Terre en introduisant l’idée d’une création (la genèse divine) et d’une fin (le jugement dernier).

On retrouve cette idée, par exemple, dans les cosmogonies de René Descartes ou de Thomas Burnet. Le premier est de loin le plus connu mais sa théorie présente surtout l’intérêt de refléter la dynamique intellectuelle propre à la révolution scientifique du XVIIème siècle dont il fut l’un des principaux artisans (avec Galilée, Newton ou encore Bacon). Descartes ne doute pas qu’il existe un Dieu responsable de la création de l’univers et des lois naturelles, mais il défend l’idée que le fonctionnement du monde, jusque dans la formation des planètes et des étoiles, résulte du seul jeu des lois naturelles et non de l’intervention de Dieu. Ce passage d’un dieu artisan à un dieu législateur (des lois naturelles) constitue l’un des piliers de l’émergence de la Science.

  • René Descartes, Les principes de la philosophie, 1644 (on cite ici la traduction française de 1663)

La matière du ciel, où sont les planètes, tourne sans cesse en rond ainsi qu’un tourbillon qui aurait le soleil en son centre (…) Dans ce grand tourbillon qui compose un ciel, duquel le soleil est le centre, il y en a d’autres plus petits qu’on peut comparer à ceux qu’on voit quelque fois dans le tournant des rivières, où ils suivent  tous ensembles le cours du plus grand qui les contient, et se meuvent du même côté qu’il se meut ;  et que l’un de ces tourbillons à Jupiter en son centre et fait mouvoir avec lui les autres quatre planètes qui font leur circuit autour de cet astre (p.131-133).

Et tant s’en faut que veuille qu’on croit toutes les choses que j’écrirai, que même je prétends en proposer ici quelques unes que je crois absolument être fausses. A savoir, je ne doute point que le monde n’ait été créé au commencement avec autant de perfection qu’il en a, en sorte que le Soleil, la Terre, la Lune, les Etoiles ont été dès lors, et que la Terre n’a pas eu seulement en soi les semences des plantes, mais que les plantes même en ont couvert une partie et qu’Adam et Eve n’ont pas été créés enfants, mais en âge d’Hommes parfaits. La Religion Chrétienne veut que nous le croyons ainsi et la raison naturelle nous persuade absolument cette vérité, pour ce que considérant la toute-puissance de Dieu, nous devons juger que tout ce qu’il a fait a eu dès le commencement toute la perfection qu’il devait avoir ; mais néanmoins comme on connaitrait beaucoup mieux qu’elle a été la nature d’Adam et celle des arbres du Paradis si on avait examiné comment les enfants se forment peu à peu au ventre des mères et comment les plantes sortent de leurs semences que si on avait seulement considéré quels ils ont été quand Dieu les a créé. Tout de même nous ferons mieux entendre quelle est généralement la nature de toutes les choses qui sont au monde si nous pouvons imaginer quelques principes qui soient fort intelligibles et fort simples desquels nous fassions voir clairement que les astres et la Terre et enfin tout le monde visible aurait pu être produit ainsi que de quelques semences bien que nous sachions qu’il n’a pas été produit en cette façon, que si nous le décrivions seulement comme il est ou bien comme nous croyons qu’il a été créé (p.142).

Feignons donc que cette Terre où nous sommes a été autrefois un astre composé de la matière du premier élément toute pure, laquelle occupait le centre d’un de ces quatorze tourbillons qui étaient contenus dans l’espace que nous nommons le premier ciel, en sorte qu’elle ne différait en rien du Soleil sinon qu’elle était plus petite. Mais, que les moins subtiles parties de la matière s’attachant peu à peu les unes autres se sont assemblées sur la superficie et y ont composé des nuages ou autres corps plus épais et plus obscurs semblables aux tâches que l’on voit continuellement être produites et peu après dissipées sur la superficie du Soleil, et que ces corps obscurs étant aussi dissipés peu de temps après qu’ils avaient été produits, les parties qui en étaient et qui étant plus grosses que celles des deux premiers éléments avaient la forme du troisième, se sont confusément entassées autour de la Terre et l’environnant de toutes parts ont composé un corps presque semblable à l’air que nous respirons. Puis, enfin, que cet air étant devenu fort grand et épais, les corps obscurs qui continuaient à se former sur la superficie de la Terre n’ont pu si facilement qu’auparavant y être détruits, de façon qu’ils l’ont peu à peu couverte et offusquée et même que peut-être plusieurs couches de tels corps sont entassées l’une sur l’autre ce qui a tellement diminué la force du tourbillon qui la contenait qu’il a été entièrement détruit et que la Terre avec l’air et les corps obscurs qui l’environnaient est descendu vers le Soleil jusqu’à l’endroit où elle est à présent (p.286).

Descartes ne pousse pas sa cosmogonie jusqu’à imaginer la fin de la planète. Néanmoins, il propose dans le chapitre précédent que les étoiles naissent et disparaissent au gré des tourbillons, aussi peut-on raisonnablement supposer que, dans son esprit, la Terre n’était pas éternelle.

L’idée de Descartes aura un grand succès au XVIIème siècle et on la retrouve par exemple dans les Entretiens sur la pluralité des mondes que rédige Bernard de Fontenelle en 1686. L’exceptionnel succès de ce texte de vulgarisation (mainte fois réédité jusqu’au XIXème siècle) assurera la diffusion de cette idée. Elle inspire d’ailleurs des théories autrement plus fantaisistes comme celle de Benoît de Maillet, connu pour avoir été l’un des rares partisans du transformisme au XVIIIème siècle :

  • Benoît de Maillet, Telliamed ou entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire français sur la diminution de la mer, 1748*

D’où pensez-vous en effet que les volcans tirent leur origine si ce n’est des huiles et des graisses de tous ces différents corps insérés dans la substance de ces montagnes ? Tous ces animaux qui vivent et qui meurent dans le sein des flots (et il y en a de prodigieux, tels que les baleines dont on tire une si grande quantité d’huile), tant d’arbres morts, de plantes et d’herbes pourries font parties de ces masses que la mer a élevée. C’est de ces corps huileux et combustibles que les montagnes du Vésuve et de l’Etna, et tant d’autres qui comme elles vomissent des torrents de feu, sont farcies dans leurs entrailles. Ce charbon de terre que l’on trouve en Angleterre et en tant d’autres pays est-il autre chose qu’un amas fait par la mer aux endroits d’où on le tire, d’herbes pourries et de la graisse des poissons ? (…) tel est l’ordre établi par l’Auteur de la Nature pour perpétuer à jamais ses ouvrages. La graisse et l’huile de tous les animaux, de tous les poissons, et de tous les corps qui peuvent servir à l’inflammation des globes opaques, s’amassent en certains endroits, où par la succession des temps toutes ces matières s’embrasent. De là naissent les volcans, qui se communiquent enfin les uns aux autres, enflamment tout le globe, privent de la génération tout ce qu’il contient d’animé et en font un véritable Soleil. Ce nouvel astre, par la chaleur, communique à son tour à d’autres globes opaques le pouvoir de la génération qu’il a perdu lui-même, jusqu’à ce que par son activité ayant consumé tout ce qui dans sa substance est propre à entretenir ce feu prodigieux, il s’affaiblisse dans sa durée, s’éteigne enfin et retourne dans son premier état d’opacité (p.116-119, tome 2).

* la publication du Telliamed (anagramme du nom de Maillet) fut exceptionnellement tardive, puisqu’on sait que l’auteur débute sa rédaction en 1696. Même s’il lui faudra plusieurs décennies pour le terminer, il convient de garder à l’esprit que cet ouvrage parut au milieu du XVIIIème siècle (1748 puis 1755) reflète plutôt les modes de penser de la fin du siècle précédent.

En réalité, Benoîte de Maillet ne s’inspire pas que de Descartes, il puise aussi chez Thomas Burnet lorsqu’il impute le déluge biblique à la fracturation de la croûte terrestre originelle :

En examinant les parties intérieures du globe, il n’est pas possible de douter qu’il ne soit composé de plusieurs couches de limons arrangées les unes sur les autres par les eaux des rivières (…) que le globe de la Terre n’était originairement composé que d’une croûte plate formée de ces dépôts ; que cette croûte très mince (…) renferme au-dedans un air très subtil et est maintenue par le poids du double atmosphère dont elle est environnée et pressée de part et d’autre, en dehors et en dedans ; que cet équilibre ayant cessé au moment du déluge cette croûte fut brisée et crevassée et que les débris nageant alors dans le liquide des mers, comme les nuées nagent dans l’air, et les glaçons dans les eaux, s’étaient entassés les uns sur les autres et accumulés de sorte, en certains endroits qu’ils avaient formés des élévations de part et d’autre de cette croûte, que delà étaient sorties nos montagnes (p.2-3, tome 2).

Et il fait même implicitement référence à Aristote en défendant l’éternité de l’univers (même s’il mêle à son raisonnement un argument théologique à savoir que Dieu est censé être hors du temps) :

Si je consultais la raison, qui est le seul guide d’un philosophe, je vous dirais qu’il me suffit de ne pouvoir comprendre que la matière et le mouvement aient commencé, pour les croire éternels (…) La matière ne peut être anéantie et (…) on peut en conclure qu’elle a existé dans tous les temps (…) En effet, pour me servir de la pensée d’un de vos auteurs (les Lettres persanes de Montesquieu), ceux qui connaissent la nature et qui ont de Dieu une idée raisonnable peuvent-ils comprendre que la matière et les choses créées n’aient que 6000 ans ; que Dieu ait différé ses ouvrages pendant toute l’éternité précédente et qu’il n’ait usé que hier de sa puissance créatrice ? Serait-ce parce qu’il ne l’aurait pas pu ou parce qu’il ne l’aurait pas voulu ? Mais, s’il ne l’a pas pu dans un temps il ne l’a pas pu dans l’autre, c’est donc parce qu’il ne l’a pas voulu. Mais, comme il n’y a point de succession dans Dieu, si l’on admet qu’il a voulu une chose une fois, il l’a voulu toujours, c’est-à-dire de toute éternité (p.61-62, tome 2)

Pour farfelue qu’elle soit, la thèse de Benoît de Maillet présente néanmoins l’avantage d’une certaine cohérence épistémologique : si les planètes sont d’anciens Soleil, alors leur refroidissement doit les conduire à leur fin et la naissance de nouvelles planètes implique de nouveaux embrasement et donc de nouveaux combustibles.

Cette conception cyclique du monde ressemble à celle que propose Thomas Burnet un demi-siècle plus tôt, et que l’on considère généralement comme l’une des premières « théories de la Terre ». Tout d’abord, Burnet, comme Descartes, croient en un dieu législateur et utilisent un argument devenu célèbre pour défendre cette idée :

  • Thomas Burnet, Telluris theoria sacra, 1680

Tel qui fabrique une horloge sonnant régulièrement toutes les heures grâce aux ressorts et engrenages qu’il a mis dans l’ouvrage est plus grand dans son art que tel autre qui, ayant lui aussi fabriqué une horloge, doit s’aider toutes les heures de son doigt pour la faire sonner ; et si l’on a agencé un ouvrage d’horlogerie à l’effet qu’il frappe toutes les heures et que pendant ce même temps il accomplisse régulièrement tous les mouvements qui lui sont propres, et que, ce temps étant écoulé, à un signal donné, ou quand un ressort s’est mû de soi-même en lui, il est tombé de son propre chef en pièces, ne doit-on point voir là un ouvrage de plus grand art que si c’est l’horloger qui est venu à ladite heure fixée par avance, muni d’un grand marteau, pour le réduire en pièces ? (p.89)

Si l’on compare le monde à une horloge conçue par Dieu il semble effectivement préférable de supposer que l’horloger divin a organisé sa création de manière à ce qu’elle fonctionne sans lui, plutôt que de devoir recourir à des interventions miraculeuses pour expliquer chaque événement naturel. Sa théorie de la Terre se lit d’ailleurs sur l’image en frontispice de son ouvrage dans le sens des aiguilles d’une montre :

Gravure en frontispice de Telluris theoria sacra

Chaque globe y représente une étape de l’histoire de la Terre. Au-dessus Jésus pose un pied sur le premier et le dernier état du globe, ce qu’illustre la phrase qui le coiffe : « je suis l’alpha et l’omega » (ce que l’on peut traduire par « le commencement et la fin » ou encore « le premier et le dernier »).

Au commencement la Terre n’est que chaos (globe 1), puis les lois de la Nature organisent les éléments qui sédimentent jusqu’à former une Terre faite de couches concentriques parfaitement lisses : c’est la Terre du jardin d’Eden (globe 2). La croûte superficielle se fragmente alors et s’effondre provoquant le jaillissement des flots souterrains responsables du déluge (globe 3, la petite tâche au centre correspond à l’arche de Noé). L’imperfection du visage de la Terre actuelle résulte des traces laissées par ce gigantesque cataclysme (globe 4). Burnet imagine que l’apocalypse commencera par une sécheresse exceptionnelle laquelle sera suivie par une conflagration générale initiée par les éruptions volcaniques dans ce monde asséché (globe 5). Puis les cendres sédimenteront en couches concentriques pour reformer une Terre semblable à celle du jardin d’Eden (globe 6). Sur cette Terre harmonieuse Jésus régnera durant 1000 ans avant que le jugement dernier permette aux justes de gagner les cieux tandis que les pêcheurs seront précipités en enfer. La planète devenue inhabitée se transformera alors en étoile (globe 7).

Burnet avait beau être le chapelain personnel du roi Guillaume III d’Angleterre sa conception originale du déluge lui valut de nombreuses critiques, la disgrâce royale et la mise à l’index de son ouvrage. Cependant, sa vie ne fut jamais inquiétée et il mourut paisiblement en 1715 à l’âge de 80 ans. Contrairement à une légende tenace, même au XVIIème siècle les savants contredisant la Bible ne finissaient pas tous comme Giordano Bruno ou Galilée. En Angleterre et en France ils risquaient surtout de perdre les faveurs des puissants ce qui conduisait à un déclassement social, et la censure de leurs écrits, un problème longtemps contourné grâce aux recours à l’anonymat, à des publications clandestines ou à l’édition des livres à l’étranger, notamment aux Pays-Bas.

L’histoire avant la Nature

Ni Descartes, ni Burnet, ne cherchent à dater la formation du globe terrestre ou le jour de sa future disparition, au contraire d’un Benoît de Maillet qui s’essaye à l’exercice en se fondant sur la vitesse de la diminution du niveau marin. Cependant, son travail date du début du XVIIIème siècle et, à cette époque, de nombreux auteurs ont déjà proposé une datation de la Terre fondée non pas sur des éléments naturels, mais sur une analyse historique de différents textes, dont la plus célèbre reste celle de James Ussher, parue en 1650.

Le fait que ce travail se fonde sur des éléments bibliques, que la date obtenue figure dans l’édition de certaines bibles et le statut d’archevêque d’Ussher ont contribué à assimiler toutes les chronologies de ce genre à une vision purement religieuse et donc ascientifique. Un phénomène encore renforcé par la popularité dont jouissent ces chronologies courtes auprès des créationnistes modernes partisans d’une lecture littérale de la Genèse.

Pourtant il est faux de dire que « la Bible donne l’âge de la Terre ». Ni la version antique en grec (dite Septante et qui date du IIIème siècle av JC) ni la version latinisée du IVème siècle ap JC (dite Vulgate) n’indiquent cet âge. Ce n’est qu’à partir de 1701 que l’une des versions de la Bible, celle dite de King James (en hommage au roi James Stuart), mentionne en note le résultat des calculs d’Ussher dans les pages consacrées à la Genèse, en situant la création du monde à 4004 av JC.

Concrètement, entre le XVIème et le XVIIIème siècles de nombreux savants s’essayent à une démarche historique consistant à déterminer l’âge de la création en utilisant essentiellement les sources suivantes :

– les informations contenues dans la Bible, aussi bien hébraïque que Chrétienne

– les récits antiques et médiévaux, y compris ceux empreints de mythologie, provenant de différents empires (Egyptien, Assyrien, Babylonien, Perses, …), autrement dit l’histoire païenne

– la confrontation des dates mentionnées dans ces textes avec les relevés astronomiques des époques correspondantes, eux-mêmes comparés aux données astronomiques contemporaines et interprétés au regard des connaissances de phénomènes tels que la précession des équinoxes qui permettent de déterminer la variation de la position d’une étoile dans le ciel au cours du temps

Cela est d’ailleurs tout à fait manifeste à la lecture du titre de l’ouvrage d’Ussher : Annales Veteris Testamenti, a prima mundi origine deducti, una cum rerum Asiaticarum et Aegyptiacarum chronico, a temporis historici principio usque ad Maccabaicorum initia producto (Annales de l’Ancien Testament, déduites des premières origines du monde, la chronique des sujets asiatiques et égyptiens du début des temps historiques jusqu’au début des Maccabées).

Concrètement il s’agit clairement d’un livre d’histoire, à ceci près que sa description des temps les plus anciens repose sur la lecture des textes sacrés. Mais, l’ouvrage fait plus de 500 pages et décrit dans le détail la succession de tous les rois et empereurs connus à cette époque dans un vaste espace géographique. La démarche d’Ussher s’apparente donc à celle d’un historien et non à celle d’un théologien, à fortiori à une époque où personne ne conteste que la Bible ait une valeur historique.

Si au début on trouve effectivement une chronologie détaillée des patriarches, dont voici un exemple :

La majeure partie de l’ouvrage se consacre à l’histoire païenne en exploitant des sources extrabibliques. La page suivante donne un assez bon aperçu de ce à quoi ressemblent ces annales :

Cette page traite de l’an 216 av JC (2ème colonne de droite) ou l’an 4498 selon le calendrier Julien (1ère colonne de droite) lequel débute le 1er janvier 4713 av JC, soit, selon Ussher, 3788 ans après la genèse (colonne de gauche), puisque 3788 + 216 = 4004. Il y est notamment question du pharaon Ptolémée Philopator (244-204 av JC) et du roi Antiochus (215-164 av JC).

Cette façon de procéder est caractéristique de la révolution qui s’opère à cette époque. La Science naissante, alors largement dominée par la mathématisation du mouvement (qu’incarne l’astronomie), se tourne vers l’observation de la Nature afin d’y puiser des connaissances. Ce faisant elle rompt progressivement avec la scolastique selon laquelle la Bible et les textes antiques, comme ceux d’Aristote, constitueraient une somme de savoirs indépassables. Dans le cadre de la scolastique, les réponses aux questions se trouvaient uniquement dans les textes et non dans la nature.

On l’aura compris, la démarche historique à l’origine des chronologies courtes se situe à mi-chemin entre ces deux positions. Sa volonté de produire de nouvelles connaissances (la datation du monde) et son recours aux calculs et à l’astronomie, relèvent clairement du nouveau champ scientifique. Mais, la considération quelle porte aux textes sacrés et antiques la rattache encore à la scolastique.

Ussher est loin d’être le seul savant à établir une telle chronologie, bien que la sienne se distingue par son ampleur. Les différentes tentatives donnent d’ailleurs lieu à d’intenses controverses car, s’agissant d’un travail d’historien sur d’aussi vastes domaines de temps et d’espace il va de soi que les différents auteurs ne tombent pas sur les mêmes dates, comme en témoigne l’historien et pasteur Alphonse des Vignoles, lui-même concepteur d’une telle chronologie :

  • Alphonse des Vignoles, Chronologie de l’histoire sainte et des histoires étrangères qui la concernent, depuis la sortie d’Égypte jusqu’à la captivité de Babylone, 1738

Il y a une différence excessive entre le texte Hébreu, le Pentateuque Samaritain et la version Grecque des LXX. Depuis la création du monde, jusqu’à la naissance d’Abraham, les samaritains comptent 3 siècles de plus que le texte Hébreu, et la version des Septante près de 12 siècles de plus que les Samaritains. De sorte qu’entre la version des Septante et le texte Hébreu il y a près de 15 siècles de différence (…) mais cette diversité n’aurait du produire il me semble que trois ou quatre différents systèmes, au lieu que quand on a voulu déterminer le temps qui s’est écoulé depuis la création du monde jusqu’à la naissance de Jésus-Christ, Moestlinus assure qu’il a vu 133 sentiments entièrement différents à cet égard. On croira peut-être qu’il y a de l’exagération en cela, mais j’ai recueilli moi-même plus de 200 calculs différents, dont el plus court ne compte que 3483 ans depuis la création du monde jusqu’à la naissance de Jésus-Christ, et le plus long en compte 6984. C’est une différence de 35 siècles (préface).

En fait la plupart de ces datations tournent autour de 5500 ans av JC (si on utilise la Vulgate) ou de 4000 ans av JC (si on se réfère à la Septante). Ussher trouve 4004 ans av JC. Plus précisément le 23 octobre de l’année 710 du calendrier Julien (haut de la page ci-dessous) :

Dans tous les cas, on aboutit à un monde extrêmement jeune qui aurait aujourd’hui (en 2020) entre 5503 et 9004 ans, précisément 6024 ans selon la chronologie d’Ussher.

On trouve souvent mention des chronologies formulées par Johannes Kepler et Isaac Newton, en général pour s’étonner que des scientifiques aient pu participer à un travail reposant pour partie sur la Bible. En réalité, tous les scientifiques de cette époque étaient croyants (Newton tout particulièrement) et le statut d’astronomes de Kepler et Newton rend tout à fait cohérent leur participation à cette entreprise de datation.

On pourrait même ajouter que leur passion commune pour l’astrologie a dû jouer un rôle dans cette affaire. Car l’un comme l’autre utilisent leurs connaissances astronomiques pour calculer précisément les dates où les planètes et les étoiles présenteront certaines configurations qu’ils interprètent comme susceptibles d’influencer les événements terrestres. Il ne faut pas juger trop sévèrement ce type de superstition. D’abord parce qu’elle était alors largement répandue, au point que nombre d’ouvrages de médecine de cette époque prêtent aux conjonctions célestes ou au passage des comètes la cause des maladies. Ensuite parce que le travail d’astrologie de Kepler et Newton est si intimement mêlé à leurs productions d’astronomie qu’il est parfois difficile de les distinguer réellement.

Ainsi c’est dans son premier ouvrage d’astronomie, le Mysterium cosmographicum publié en 1596, que Johannes Kepler propose qu’il se soit écoulé 3977 ans entre la création et la naissance de Jésus-Christ (la date de 3993 ans que l’on trouve un peu partout figure en réalité dans la seconde édition de l’ouvrage en 1621) :

Voici une traduction du passage qui nous intéresse :

Au terme de ce banquet, et repus jusqu’au dégoût portons nous au dessert. J’ouvre deux problèmes majeurs: d’abord celle du commencement du mouvement cosmique puis son terme. Sans doute n’est-il pas à craindre que Dieu ait disposé le mouvement, mais c’est d’une certaine façon que la voûte céleste et au début les maisons du Zodiac  ont été disposées, parce que tout fut fait pour l’homme et que le Créateur organisa tout par rapport à la Terre, notre domicile. Nous sommes en l’an 1595 ap JC. Si on se reporte à l’an 5572 du monde (qui de l’avis de tous et le plus probablement tourne autour de 5557), c’est là qu’eût lieu la création dans la maison du V. Car, la première année débuta le 27 avril. Je calcule selon le calendrier Julien, le premier shabbat, l’apparition primitive du ciel, qui est le jour de la création définitive de toutes choses à 11 h 30 à Borussiae et qui correspond à 6 h du soir en Inde. 

Pour parvenir à ce résultat Kepler émet l’hypothèse qu’au moment de la création de l’univers, les planètes se trouvaient dans une position particulière, plus précisément aux quatre points cardinaux de l’orbite terrestre. Mais, la date en question occupe à peine quelques lignes dans un livre d’environ 200 pages qui traite de mécanique céleste, et cela a surtout le mérite de souligner que ces datations circulaient déjà près d’un demi-siècle avant le travail d’Ussher. Car Kepler ne fait qu’amender une datation à laquelle il adhère, mais qu’il n’a sans doute pas calculé lui-même, tout simplement parce que le calcul de l’ensemble de la chronologie repose sur un travail d’historien, ce qu’il n’est pas.

A l’inverse de Newton qui, sur commande de la princesse de Galles, réalisera une véritable chronologie en suivant une méthode similaire à celle d’Ussher. Son travail présente l’avantage d’avoir été publié en français et l’on peut ainsi se faire une idée plus précise de la démarche utilisée. On découvre ainsi que les mythologies antiques y sont considérées comme des sources tout aussi fiables que la bible. En voici quelques exemples :

  • Isaac Newton, La chronologie des anciens royaumes corrigée, contenant ce qui s’est passé anciennement en Europe jusqu’à la conquête de la Perse par Alexandre le Grand, 1728

978 av JC. Naissance d’Alcmène, fille d’Electrion, fils de Persée et d’Andromède, et de Lysidice sœur de Pelops (p.21)

937 av Jc. Expédition des Argonautes. Prométhée quitte le mont Caucase ayant été délivré par Hercule (p.28).

Il estime néanmoins que les prêtres Egyptiens ont exagéré en prétendant que la cité de l’Atlantide régna durant 9000 ans, mais sans contester l’existence de cette cité.

En bon astronome Newton s’appuie sur les relevés astronomiques réalisés durant l’antiquité, les compare aux positions actuelles des étoiles et en tenant compte de la vitesse de la précession en déduit les dates des anciens relevés.

Dans l’année de Nabonassar 316 c’est-à-dire celle qui précéda la guerre du Péloponnèse, Méton et Euctémon observèrent le solstice d’été dans le dessein de publier le cycle lunaire de dix neuf ans, et Columelle nous dit qu’ils le trouvèrent dans le huitième degré du cancer, qui est au moins sept degrés plus reculé que la première fois. Or, l’équinoxe rétrograde de sept degrés en 504 ans, à raison d’un degré en 72 ans. Si l’on rétrograde donc de 504 ans en comptant de la 316ème année de Nabonassar on trouvera l’expédition des Argonautes, comme ci-devant, 44 ans ou environ après la mort de Salomon (p.96)

Cependant, il ne prétend pas que sa méthode soit d’une extrême précision :

J’ai dressé la chronologie suivante, que j’ai rendue conforme à l’ordre de la nature, à l’astronomie, à l’histoire sacrée, à Hérodote le père de l’histoire et je l’ai conciliée avec elle-même, la débarrassant de toutes ces contradictions dont se plaignait Plutarque. Je ne prétends pas porter l’exactitude jusqu’à une année près. Il peut y avoir des erreurs de 5 et de 10, et quelque fois de 20 ans ; mais cela ne va pas plus loin  (p.8)

Cela dit, le travail de Newton, pour intéressant qu’il soit, ne porte que sur la période allant de 1120 av JC à la mort de Darius Codoman, le dernier roi de Perse, en 331 av JC. Il n’y figure nulle part l’âge de 3998 ans (av JC) que l’on trouve cité un peu partout. Il semble que certains biographes de Newton aient trouvé cette datation dans des écrits non publiés, sans doute des lettres, datant du début du XVIIIème siècle. Mais en l’absence de source il convient de rester prudent.

Pour autant, il ne fait aucun doute que Newton adhérait aux chronologies courtes comme celle d’Ussher :

L’origine des lettres, du labour, de la navigation, de la musique, des arts et des sciences, des métaux, des métiers de forgerons et de charpentiers, des villes, des maisons, n’est pas plus ancienne en Europe qu’Eli, Samuel et David ; avant leur temps la Terre était si déserte et couverte de bois que les hommes ne sauraient être beaucoup plus anciens que ne dit l’écriture sainte (p.204)

Les annales chronologiques dressées selon la méthode d’Ussher ou de Newton ne sont pas rares, y compris là où on ne les attend pas. Ainsi, dans un ouvrage publié pour la première fois en 1668, Les aphorismes d’Hippocrate, Lazare Meyssonnier, célèbre médecin et astrologue Lyonnais du XVIIème siècle, insère une chronologie très précise, où il respecte scrupuleusement le calendrier Julien puisqu’il aboutit à 4713 ans entre la création et la naissance de Jésus-Christ. Que vient faire cette datation dans un ouvrage de médecine ? Elle sert tout simplement à situer la naissance d’Hippocrate.

Kepler, Newton et Meyssonnier ne furent bien évidemment pas les seuls « scientifiques » à user de ces chronologies dans leurs travaux. Mais, on est surpris de retrouver encore cette méthode au début du XIXème siècle dans le Discours sur les révolutions du globe de Georges Cuvier (1825). Il y consacre plus d’une centaine de pages dans le but, non pas de dater la Terre, mais de démontrer que les récits historiques provenant de toutes les civilisations connues (Grèce, Assyrie, Egypte, Perse, Inde, Chine, …) “nous parlent tous d’une catastrophe générale d’une irruption des eaux qui occasionna une régénération presque totale du genre humain”, autrement dit d’un déluge, mais que cet événement ne saurait remonter à plus de 5000 ou 6000 ans. Cuvier regrette d’ailleurs que les amérindiens n’aient pas d’histoire écrite, mais remarque que certains de leurs hiéroglyphes pourraient suggérer un tel événement diluvien.

Cet auteur est souvent caricaturé en partisan d’un concordisme consistant à mêler à l’étude de la Nature des éléments bibliques comme le déluge et la création divine des êtres vivants. En réalité, il n’en est rien. Georges Cuvier est un matérialiste convaincu et il n’a jamais intégré de créations miraculeuses à ses théories. S’il adhère effectivement à l’hypothèse du déluge, cette hypothèse se trouve alors défendue par de très nombreux scientifiques qui le considèrent non pas comme un phénomène surnaturel, mais comme une sorte de grand cataclysme géologique. Cuvier défend que la Terre subit régulièrement de grandes catastrophes, ce qu’il appelle des « révolutions », capables d’engloutir sous les flots des continents entiers et de soulever le fond de certaines mers jusqu’à les faire émerger, les transformant ainsi en de nouveaux continents. Selon lui cela expliquerait pourquoi on trouve de nombreux fossiles d’animaux marins sur tous les continents. Il pense que le déluge rapporté dans la Bible représente simplement le souvenir historique de la dernière catastrophe. L’humanité existait-elle auparavant ? Cuvier n’écarte pas cette possibilité, mais conclue qu’elle devait alors former des populations trop « primitives » pour maîtriser l’écriture ce qui expliquerait qu’elle ne nous ait pas laissé de traces de son existence.

Finalement, ce qui étonne dans le travail de Cuvier c’est plutôt d’y trouver encore un mélange étroit entre une démarche d’historien et une étude de la Nature fondée sur des observations de terrains. En fait, l’individualisation de la Science et la formalisation de ces pratiques sont alors en train de s’achever, et bientôt les scientifiques, à l’image d’un Darwin ou d’un Pasteur, seront spécialisés dans un champ disciplinaire relativement restreint.

On pourrait aussi reprocher à Cuvier de recourir à une méthode historique qui fait depuis bien longtemps l’objet de vives critiques pour son imprécision. Car quelle que soit la source considérée, l’historien bute inévitablement sur de nombreuses incertitudes. On peut se faire une première idée du problème en consultant le site internet suivant lequel présente une chronologie détaillée (et récente !) :

https://chronobiblique.blogspot.com/

Au passage, remarquons que si le grand âge des patriarches (930 ans pour Adam, 950 pour Noé ou encore 969 pour Mathusalem) peut prêter à sourire, ces personnages sont censés avoir vécu sur la Terre originelle avant le déluge, c’est-à-dire dans un éternel printemps assurant de parfaites conditions d’existence, lesquelles justifiaient leur longévité.

Le chronologiste se trouve surtout contraint de réaliser des approximations au doigt mouillé comme en atteste ce passage du livre de Newton :

Puisqu’Eratosthène et Apollodore comptaient les temps par les règnes des rois de Sparte et, qu’ainsi il paraît par leur chronologie qui est encore suivie, ils ont placé 17 rois des deux branches, entre le retour des Héraclides  dans le Péloponnèse et la bataille des Thermopyles ; ils ont compté en rétrogradant 622 ans ce qui fait 36 ans et demi pour chaque règne ; mais on ne saurait trouver dans aucune histoire véritable, que 17 rois consécutivement aient régnés si longtemps ; les rois ne règnent ordinairement que 18 ou 20 ans chacun l’un portant l’autre ; ainsi je mets le retour des Héraclides environ 340 ans avant la bataille des Thermopyles (p.7).

Passage vivement critiqué par le jésuite Etienne Souciet dans l’édition du manuscrit de newton qu’il fait paraître sans son accord en 1725 (oui c’est rocambolesque…) :

Newton évalue les générations à 18 ou 20 ans, l’une portant l’autre. Je ne crois pas cette évaluation suffisante et c’est l’histoire des temps connus qui me la ferait rejeter pour m’en tenir à celle des anciens. Dans notre histoire de France, par exemple, de la naissance d’Hugues Capet en 940 à celle de Louis XV en 1710 il y a 24 générations par la branche de Bourbon, sortie de Robert de Clermont, fils de S. Louis ; ces 24 générations divisant les 770 ans qui sont entre les deux termes d’Hugues et de Louis XV on aura 32 ans de durée pour chaque génération (p.52-53)

Ces défauts, seuls, suffisent à expliquer que des savants se soient tournés vers d’autres moyens que l’étude des textes anciens pour tenter d’établir l’âge de la Terre. Puisque les livres nous mettaient dans l’embarras on pouvait bien aller voir ce que nous disait la Nature sur ce sujet.

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