La datation scientifique de la Terre : éléments utiles pour son enseignement – ARTICLE 2/4

par Julien Cartier, professeur de SVT au lycée Carnot de Cannes

Avant-propos

Cette série d’articles vise à fournir aux professeurs de SVT intervenant en enseignement scientifique de première des ressources utiles pour bâtir leur cours sur la datation scientifique de la Terre. Or, s’agissant d’histoire des sciences il importe de se méfier par-dessus tout des caricatures qui abondent, hélas, dans la littérature de vulgarisation comme sur internet. Ainsi, contrairement à ce qu’on lit un peu partout Ussher fut bien davantage un historien qu’un théologien, Buffon n’a pas escamoté ses datations par peur de l’Inquisition et Darwin n’a jamais daté le globe terrestre. Les raccourcis et les idées reçues brossent un tableau mensonger de la Science où quelques génies en lutte contre l’obscurantisme parviennent, seuls, à faire progresser l’entendement humain vers des vérités indépassables. Pour y remédier il importe de revenir aux sources, c’est-à-dire aux écrits de tous ces savants dont la pensée et les travaux ont alimenté le questionnement scientifique vis-à-vis de l’âge de notre planète. Au lieu de se moquer de leurs erreurs il convient de souligner leur nature féconde. Plutôt que de considérer que ceux qui autrefois ont pensé autre chose que ce que l’on pense aujourd’hui ont forcément mal pensé, il faut garder à l’esprit que penser faux ce n’est pas nécessairement mal penser. Buffon, Cuvier ou encore Kelvin, pour ne prendre que ces trois exemples, étaient tout sauf des idiots ou de mauvais scientifiques. Mais la cohérence de leurs théories n’apparaît qu’à la condition de s’intéresser aux savoirs de leurs époques respectives. À défaut, nos condamnations se réduisent souvent à des jugements anachroniques.

Voilà pourquoi on trouvera dans ces articles de très nombreux extraits des ouvrages de ces savants, pour la plupart disponibles en ligne sur le site de la BnF, Gallica, ou dans la bibliothèque numérique Google Books. Deux types de lecture sont possibles : soit le texte et les citations, soit pour le lecteur pressé le texte seul. L’ensemble des articles forme un tout cohérent, mais sa longueur m’a incité à le subdiviser en plusieurs parties afin d’en faciliter la lecture par un collègue désireux d’y puiser rapidement des ressources pédagogiques.

Concernant la bibliographie contemporaine, il me semble que l’enseignant se trouve surtout confronté à la difficulté de choisir parmi l’abondance de titres à sa disposition. Aussi me paraît-il opportun de limiter la bibliographie correspondante aux quelques titres suivants, tous remarquables et d’une lecture aisée :

  • Stephen Jay Gould, Aux racines du temps, 1987
  • François Ellenberger, Histoire de la géologie, 1988 (tome 1), 1994 (tome 2)
  • Pascal Richet, L’âge du monde, 1999
  • Vincent Deparis et Hilaire Legros, Voyage à l’intérieur de la Terre, 2000
  • Gabriel Gohau, Les sciences de la Terre au XVIIe et XVIIIe siècles, naissance de la géologie, 1990
  • Gabriel Gohau, Naissance de la géologie historique, 2003

On trouvera une bibliographie plus détaillée à la fin du dernier article.

Remerciements

Je tiens à remercier chaleureusement François Besset, professeur de philosophie, ami précieux et grand spécialiste d’Aristote, lequel a bien voulu m’expliquer la pensée de ce savant et se plier au fastidieux exercice consistant à traduire les propos ésotériques de Kepler.

Je remercie également Patrick Tort de m’avoir orienté vers son collègue Guido Chiesura qui m’a fort aimablement communiqué des extraits de l’ouvrage que Sandra Herbert a consacré au travail géologique de Darwin. Mme. Herbert elle-même a très gentiment répondu à mes questions et m’a permis de comprendre comment Darwin était parvenu à calculer l’âge de la vallée de Weald. Je lui en sais gré.

Enfin, j’exprime la plus sincère gratitude à Jeanne Passoni dont la patiente relecture de mes manuscrits permet d’en expurger les fautes d’orthographe qui s’y forment aussi sûrement que le plomb radiogénique dans les météorites.

Ce travail est dédié à mon regretté professeur Jean-Marc Drouin, dont les cours au Muséum National d’Histoire Naturelle et les livres inestimables, m’ont donné le goût de l’histoire et de l’épistémologie des sciences.

ARTICLE 2/4 : les chronomètres naturels, de Halley à Buffon

ARTICLE 1/4 : de l’éternité aux mondes éphémères

ARTICLE 3/4 : la Terre sans âge, de Lyell à Darwin

ARTICLE 4/4 : l’empire de lord Kelvin et le poids des atomes

Les premiers chronomètres naturels

Benoît de Maillet fut l’un des premiers à proposer un chronomètre naturel. Mais, pour le comprendre il faut se souvenir que la théorie de la Terre qu’il expose dans le Telliamed suppose que notre planète fut originellement entièrement recouverte par les eaux. Selon lui, c’est la seule façon d’expliquer la nature des roches, des reliefs et surtout la présence de fossiles d’organismes marins dans l’intérieur des continents et jusque sur les plus hauts sommets. En cela il ne fait que reprendre la proposition de Thomas Burnet. De Maillet estime que depuis le déluge les eaux ne cessent de refluer et le niveau marin de diminuer :

  • Benoît de Maillet, Telliamed ou entretiens d’un philosophe indien avec un missionnaire français sur la diminution de la mer, 1748

Tout enfin, dans la nature, nous parle de cette vérité que nos terrains sont l’ouvrage de la mer et qu’ils en sont sortis par la diminution des eaux (p.52, tome 2).

Il prend néanmoins la peine de préciser que ce reflux se montre si lent qu’il a depuis toujours échappé aux observateurs :

Or, de l’estimation que je viens de faire de la diminution des eaux de la mer, c’est-à-dire, d’environ un pied dans l’espace de trois siècles et de trois pieds quatre pouces en mille ans, vous comprenez, Monsieur, combien il est difficile à un homme dans le cours d’une vie ordinaire de cinquante à soixante ans (car il faut en avoir une vingtaine avant que la raison soit formée), combien, dis-je, il est difficile dans un temps si court de démêler cette diminution insensible, à travers le flux et le reflux journalier de la mer, et l’agitation perpétuelle des flots causée par les vents et par les courants  (p.204-205, tome 1).

De Maillet n’en donne pas moins la méthode à suivre pour déterminer partiellement l’âge de la Terre, à savoir estimer la vitesse du reflux et la rapporter à l’altitude maximale des surfaces émergées :

Il y a eu un temps où la première des montagnes du globe a commencé à se revêtir d’arbres et de verdure ; un autre où les animaux ont commencé à la peupler et un autre où elle commença d’être habitée par les hommes*. Si ces moments ne peuvent être connus avec justesse et précision, au moins peut-on en approcher, en posant pour fondement que, depuis la découverte des premiers terrains la diminution des eaux de la mer a toujours conservé un degré d’égalité proportionné à l’étendue de leur superficie, en sorte que se rétrécissant d’un siècle à l’autre, et devenant de jour en jour chargée d’un plus grand nombre de matières étrangères, sa diminution s’est accélérée à proportion d’un jour à l’autre. Ces principes une fois posés, il ne s’agit plus que de connaître la mesure de la diminution actuelle des eaux de la mer et de l’augmentation de la terre, ce que le mesurage de la mer peut établir dans l’espace de deux ou trois cent ans au plus. Après cela il sera facile de connaître le nombre des siècles qui se sont écoulés depuis que la première de nos montagnes a montré sa tête au-dessus des flots, en prenant l’élévation de la plus haute sur la superficie actuelle des eaux de la mer. En effet, cette élévation étant connue, on saura par le progrès présent de la diminution des eaux de la mer pendant un siècle celui des siècles précédents. Par conséquent on connaîtra le temps qu’elle a employé à cette diminution depuis la découverte des plus hautes montagnes, eu égard cependant à ce que leurs sommets ont perdu de leur première hauteur, depuis qu’ils élèvent leur tête au-dessus des eaux de la mer. Et certes ce déchet doit être considérable, puisque depuis tant de siècles ces sommets sont exposés à l’attaque des vents, des pluies, des neiges, du froid et du chaud, qui ont du les moudre et les abaisser (p.52-53, tome 2).

* De maillet imagine que la vie apparaît sous une forme primitive dans les océans avant d’évoluer pour donner naissance aux différents organismes actuels dont l’espèce humaine. Il en prend pour preuve l’existence de formes intermédiaires : les sirènes !

On remarquera que Benoît de Maillet n’avance pas de date précise et que sa méthode donnerait, au mieux, l’âge à partir duquel les plus hauts sommets auraient émergé et non l’âge de la planète. Cependant, on trouve dans l’édition de 1755 l’hypothèse d’une Terre plus âgée que ne le disent les chronologies historiques :

Un temps* qui sera sans doute fort supérieur à l’étendue des siècles dont les histoires des Chinois, celles des Egyptiens, et les observations des Babyloniens, font mention, quoique les premiers montrent des chronologies suivies depuis 40 000 ans, qu’il y en ait eu d’aussi anciennes chez les Egyptiens , ainsi que des observations astronomiques de 50 000 ans, et chez les Babyloniens de 540 000 ans, comme un grand nombre d’auteurs anciens l’ont attesté (p.62, tome 2).

* Il ne parle là que de l’âge de l’apparition de l’humanité, le globe terrestre étant donc plus ancien.

Aussi étrange que cela puisse paraître, De Maillet n’était pas athée et il ne cherchait pas à échafauder une cosmogonie dénuée de l’intervention divine, mais il réduisait le rôle de Dieu à la création de la matière et de ses lois, et prônait une lecture métaphorique de la Bible.

À peu près à la même époque, Edmond Halley, rédige un court article (5 pages) pour la revue de la Royal Society, la principale institution scientifique britannique, dans lequel il propose d’utiliser un autre chronomètre naturel : la salinité des eaux marines. N’ayant pas trouvé de version française de ce texte j’en propose ici une traduction dont on voudra bien excuser la probable maladresse :

  • Edmond HALLEY, A short account of the cause of the saltiness of the ocean, and of the several lakes that emit no rivers; with a proposal, by help thereof, to discover the age of the world, in Philosophical Transactions of the Royal Society, vol.29, 1715

 Un bref compte rendu de la cause de la salinité de l’océan et des nombreux lacs qui n’émettent pas de rivières, avec une suggestion de s’en servir pour découvrir l’âge de la Terre.

Il y a eu de nombreuses tentatives et propositions faites pour déterminer, d’après les apparences de la nature, quelle peut avoir été l’antiquité du globe terrestre ; sur lequel, par l’évidence des textes sacrés, l’humanité habite depuis environ 6000 ans, ou 7000 ans selon la Septante. Mais alors qu’on nous dit là que la formation de l’homme était la dernière de la création, il n’est nulle part révélé dans l’Écriture combien de temps la terre a existé avant cette dernière création, ni combien de temps ces cinq jours qui l’ont précédée peuvent représenter réellement ; on nous dit ailleurs que pour le tout-puissant mille ans est comme un jour, puisqu’il est éternel ; on ne peut pas non plus concevoir comment ces jours doivent être compris comme des jours naturels, puisqu’ils sont mentionnés comme des mesures de temps avant la création du soleil, qui n’apparut que le quatrième jour. Et il est certain qu’Adam a trouvé la Terre, à sa première production, entièrement constituée avec toutes sortes d’autres animaux. Cette question me paraissant mériter d’être examinée, et digne des pensées de la Royal Society, je propose un expédient pour déterminer l’âge du monde par un moyen entièrement nouveau, et qui, dans mon l’opinion, semble promis au succès, bien que l’événement ne puisse être jugé qu’après une longue période de temps ; et soumet ce moyen au jugement de la Royal Society. Ce qui m’a donné l’idée de ce moyen cette notion, c’est l’observation que j’ai fait que tous les lacs du monde se trouvent être salés, certains plus un peu moins que l’océan, qui dans le cas présent peut aussi être considéré comme un lac, puisque par ce terme j’entends les eaux stagnantes qui reçoivent perpétuellement des rivières qui y coulent, et n’ont ni sortie ni évacuation.

Le nombre de ces lacs, dans les parties connues du monde, est extrêmement petit, et en effet, après enquête, je ne peux pas être certain qu’il n’y en ait pas plus de quatre ou cinq en tout, à savoir d’abord la mer Caspienne; deuxièmement, la mer morte; troisièmement, les lacs sur lesquels se dresse la ville de Mexico, quatrièmement, le lac Titicaca au Pérou, qui par un canal d’une cinquantaine de lieues communique dans un cinquième, plus petit, appelé le lac Paria ; aucun n’ayant d’effluents. Parmi eux, la mer Caspienne, qui est de loin la plus grande, serait un peu moins salée que l’océan. J’ai été informé par un curieux monsieur qui était sur place, que la mer morte est si excessivement salée, que ses eaux semblent pleinement saturées, ou à peine capables d’en dissoudre davantage ; à tel point qu’en été ses rives sont incrustées de grandes quantités de sel cristallisé, d’un caractère un peu plus âcre que le marin, proche du goût du sel d’ammoniac.

Le lac de Mexico correspond à deux lacs, séparés par les chaussées qui mènent à la ville, laquelle est bâtie sur une île au milieu du lac, sans doute pour sa sécurité ; il est probable que ses premiers fondateurs ont emprunté l’idée aux castors qui construisent leurs maisons de cette manière sur des digues dans les rivières. Actuellement, la partie du lac qui se situe au nord de la ville reçoit une rivière d’une ampleur considérable, de sorte que son niveau est un peu plus élevé que celui de la partie sud du lac. Dans cette eau se trouve du sel, mais dans une quantité que j’ignore, bien que cette rivière semble constituée d’eau douce.

Et le lac Titicaca, ayant près de quatre-vingts lieues de circonférence, et recevant plusieurs grandes rivières d’eau fraiche, a selon le témoignage d’Herrera et d’Acosta*, des eaux si saumâtres qu’elles ne sont pas potables, mais cependant pas tout à fait aussi salées que celles de l’océan ; et les mêmes affirment que ce phénomène concerne également le lac Paria.

Maintenant, je suppose que comme tous ces lacs reçoivent des rivières et n’ont pas d’effluent ni de décharge, il sera donc nécessaire que leurs eaux montent et couvrent la terre, jusqu’à ce que leurs surfaces soient suffisamment étendues pour que l’évaporation exhale le volume d’eau apporté par les rivières ; et par conséquent que les lacs doivent être plus ou moins grands selon la quantité d’eau fraiche qu’ils reçoivent. Mais, les vapeurs ainsi exhalées sont parfaitement dépourvues de sel, de sorte que les particules de sel apportées par les rivières restent dans l’eau du lac, tandis que l’eau douce s’évapore ; et par conséquent, il semble évident que la salinité des lacs augmentera continuellement. Mais, dans les lacs qui ont une sortie, comme le lac de Tibériade, et le lac supérieur du Mexico, et en fait dans la plupart des autres, l’eau s’écoule continuellement, car ils sont alimentés par des rivières dont l’eau contient si peu de particules de sel qu’on ne peut les percevoir.

Or, si telle est la vraie cause de la salinité de ces lacs, il n’est pas impossible que l’océan lui-même soit devenu salé pour la même raison, et cela nous donne un moyen d’estimer la durée de toutes choses à partir de l’observation de l’augmentation de la salinité dans les eaux océaniques. Car si par exemple on observe quelle quantité de sel est actuellement contenue dans un certain volume d’eau de la mer Caspienne, prélevée par temps très sec ; et après quelques siècles, le même volume d’eau, prélevé au même endroit et dans les mêmes circonstances, se révèle contenir une quantité sensiblement plus grande de sel qu’au moment de la première expérience, nous pouvons par la règle des proportions, estimer la durée nécessaire pour que l’eau acquière le degré de salinité que nous y trouvons actuellement.

Et ce moyen serait d’autant plus concluant que, par la même expérience, on observerait une augmentation simultanée de la salinité de l’océan, car celui-ci reçoit d’innombrables fleuves qui tous y déposent leurs particules de sel, et sont de nouveau alimentés, comme je l’ai montré précédemment, par l’évaporation des eaux océaniques, lesquelles ne contiennent pas de sel. Mais les fleuves, lors de leur passage sur la terre, s’imprègnent de particules de sel, bien qu’en si petite quantité qu’elles ne soient pas perceptibles, et les déposent au cours du temps. De sorte que si en répétant l’expérience, après un certain temps, on découvrait que le même gain de salinité nécessite une plus longue durée, alors notre hypothèse serait presque démontrée. Mais cet argument ne peut être d’aucune utilité pour nous-mêmes, puisqu’il nous faudrait de très grands intervalles de temps pour arriver à notre conclusion. Nous aurions souhaité que les auteurs grecs et latins de l’antiquité nous aient livré le degré de salinité de la mer il y a 2000 ans ; car il est probable que la différence entre la salinité de l’époque et celle actuelle serait très sensible, et je recommande donc à la Royal Society, comme l’occasion se présentera, de réaliser les expériences permettant de déterminer la salinité actuelle de la mer et d’autant de lacs que possible, afin que ces valeurs puissent servir aux générations futures.

Je ne contesterai pas que l’on pourrait objecter que l’eau de l’océan, et peut-être de certains de ces lacs, pouvait contenir une certaine quantité de sel dès le commencement, ce qui perturberait la proportionnalité de l’augmentation de la salinité en eux. Mais, je ferai observer qu’une telle supposition réduirait fortement l’âge du monde que l’on pourrait déduire de notre méthode, laquelle vise principalement à réfuter l’idée émise récemment par certains de l’éternité de toute chose ; bien que cette méthode puisse peut-être trouver que le monde soit beaucoup plus ancien qu’on ne l’ait imaginé jusqu’à présent.

* deux chroniqueurs du XVIème siècle

On le voit, Halley ne réalise aucune datation, il se contente d’imaginer une méthode qui, peut-être, pourrait permettre de déterminer le temps nécessaire pour que le sel drainé par les fleuves et les rivières s’accumule dans les océans jusqu’à atteindre sa concentration actuelle.

Un autre exemple de chronomètre naturel nous est fourni par l’abbé Needham, célèbre scientifique du XVIIIème siècle qui collabora notamment avec Buffon. Surtout connu pour ses observations microscopiques et ses expériences en faveur de la génération spontanée, Needham rédige également une « théorie de la Terre » dans laquelle il imagine que les courants marins érodent en permanence les reliefs, réduisant certains continents et transportant leurs matériaux dans d’autres bassins où la sédimentation donne naissance à de nouvelles terres émergées. Selon lui il est possible d’estimer la durée de ces processus d’érosion :

  • John Tuberville Needham, Nouvelles recherches physiques et métaphysiques sur la nature et la religion, avec une nouvelle théorie de la Terre et une mesure de la hauteur des Alpes, 1769

La moindre difficulté sera le temps énorme qu’il faut avant que les amas se forment en quantité suffisante, afin de résister aux forces des courants et s’élever au-dessus de leur niveau jusqu’à la hauteur requise. Ce temps peut se calculer en quelque façon par l’accroissement des terres en différentes contrées et par l’éloignement actuel de certaines villes qui étaient autrefois des ports de mer, en prenant un certain milieu dans le nombre total de ces faits historiques (…) or la proportion qui peut provenir de tous ces phénomènes combinés, appliquée à la destruction future des deux continents actuels d’Asie et d’Afrique pour en former de nouveaux ailleurs, donne pour le temps requis environ trois millions d’années, comme il est facile de le vérifier par les mesures géographiques. Il s’agit ici des terres actuellement formées sur lesquelles les courants peuvent agir, mais si nous partons du commencement du globe terrestre, il faut ajouter à ce nombre déjà trouvé le temps nécessaire que ces mêmes forces demanderont, vu les obstacles qu’elles rencontreront et les retardements qu’elles éprouveront en se contrecarrant par des effets contraires, comme nous l’avons observé, pour creuser le bassin actuel et donner aux montagnes la hauteur requise : ce temps est très considérable, comme on le voit, et il échappe à tout calcul faute d’éléments ; mais je le mets à part et je m’en tiens à trois millions d’années déjà donnés par l’autre calcul et qu’on ne peut me refuser, sous prétexte que dans l’enfance du globe terrestre, les parties solides étant moins liées, les courants auront travaillé avec bien plus de vitesse à produire les changements demandés par l’hypothèse ; car non seulement dans l’enfance de la Terre, mais même en tout temps, les courants, qui maintenant agissent sur la base des continents pour les démolir insensiblement, attaquent également les sables mouvants et des parties entièrement imbibées des eaux de la mer, et par conséquent également disposées à se désunir et à s’écrouler (p.101-103)

On peut s’étonner qu’un abbé particulièrement pieux comme l’était Needham conçoive une théorie géologique en apparence si contradictoire avec la Bible. Mais, il cherche surtout à expliquer de manière naturelle l’ensemble des événements rapportés par les textes sacrés. Il pousse d’ailleurs le concordisme jusqu’à proposer que le paradis terrestre ait été détruit par une éruption volcanique semblable à celle du Vésuve.

On remarquera néanmoins que le point commun à ces trois démarches, qui toutes datent du XVIIIème siècle, réside dans l’impossibilité matérielle de leur mise en œuvre. Ce ne sont que des propositions astucieuses, qui ont certes le mérite d’identifier des chronomètres naturels réels, mais sans parvenir à les exploiter pour dater précisément des événements et encore moins la Terre. Et c’est pourquoi la méthode expérimentale de Buffon, dans la précision de ses résultats et sa prétention assumée à estimer l’âge du globe terrestre, se distingue radicalement de tous les autres travaux menés jusqu’alors.                                                                                          

L’œuvre immense de Buffon

La démarche de Buffon s’ancre dans une hypothèse qu’il formule à l’occasion de sa Théorie de la Terre, contenue dans le premier tome de son Histoire naturelle : les planètes seraient des fragments de soleil éjectés lors d’une collision entre une comète et notre étoile. L’idée que la Terre puisse être composée de la même matière que le soleil n’a rien d’original à cette époque puisqu’elle s’exprime déjà chez Descartes ou Leibniz (Protogée, 1693), et qu’on la retrouve encore chez Benoît de Maillet. Mais, la cosmogonie de Buffon constitue surtout une réponse mécaniste aux propositions de Newton. En effet, ce dernier a vivement critiqué la théorie de Descartes, parce qu’il voit mal comment ses fameux tourbillons pourraient expliquer la régularité des orbites planétaires et plus particulièrement le fait qu’elles tournent toutes dans le même sens et parcourent à peu près le même plan :

  • Isaac Newton, Les principes mathématiques de la philosophie naturelle, traduction française de la 2ème édition par Émilie du Chatelet, 1759*

 L’hypothèse des tourbillons est sujette à beaucoup de difficultés. Car afin que chaque planète puisse décrire autour du Soleil des aires proportionnelles au temps, il faudrait que les temps périodiques des parties de leur tourbillon fussent en raison doublée de leurs distances au Soleil (…) Les comètes ont des mouvements fort réguliers, elles suivent dans leurs révolutions les mêmes lois que les planètes, et leur cours ne peut s’expliquer par les tourbillons. Car les comètes sont transportées par des mouvements très excentriques dans toutes les parties du ciel, ce qui ne peut s’exécuter si on ne renonce aux tourbillons (p.627-628).

*Ces propos ne figurent pas dans la première édition qui date de 1687, Newton les rajoute en conclusion dans la seconde édition publiée en 1713.

Newton en déduit donc que cet arrangement des planètes est une preuve de l’existence de Dieu :

Cet admirable arrangement du Soleil, des planètes et des comètes, ne peut être que l’ouvrage d’un être tout puissant et intelligent. Et si chaque étoile fixe est le centre d’un système semblable au nôtre, il est certain que tout portant l’empreinte d’un même dessin, tout doit être fourni à un seul et même Être : car la lumière que le Soleil et les étoiles fixes se renvoient mutuellement est de même nature. De plus, on voit que celui qui a arrangé cet Univers, a mis les étoiles fixes à une distance immense les unes des autres, de peur que ces globes ne tombassent les uns sur les autres par la force de leur gravité (p.629).

Et comme Newton était profondément croyant il en rajoute une couche sur l’omnipotence du créateur dans le jeu des phénomènes naturels :

Cet Être infini gouverne tout, non comme l’âme du monde, mais comme le Seigneur de toutes choses (…) Il n’est pas l’éternité ni l’infinité, mais il est éternel et infini, il n’est pas la durée ni l’espace, mais il dure et il est présent ; il dure toujours et il est présent partout ; il est existant toujours et en tout lieu, il constitue l’espace et la durée. Comme chaque particule de l’espace existe toujours, et que chaque moment indivisible de la durée dure partout, on ne peut pas dire que celui qui a fait toutes choses et qui en est le Seigneur n’est jamais et nulle-part (p.629-630)

En résumé, Newton conteste que le mécanisme cartésien puisse expliquer l’ordre observé dans le système solaire. Or, Buffon est un fervent partisan du mécanisme cartésien (notez les deux occurrences du terme « mécanique » dans les extraits ci-dessous) et surtout il n’apprécie pas que l’on fasse intervenir Dieu pour expliquer un phénomène naturel :

  • Georges Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, tome 1, 1749

Galilée ayant trouvé la loi de la chute des corps, et Kepler ayant observé que les aires des planètes principales décrivent autour du soleil, et celles que les satellites décrivent autour de leur planète principale, sont proportionnelles au temps, et que les temps des révolutions des planètes et des satellites sont proportionnels aux racines quarrés des cubes de leurs distances au soleil ou à leurs planètes principales, Newton trouva que la force qui fait tomber les graves sur la surface de la Terre (…) diminue en même proportion que le carré de la distance augmente, que par conséquent  la lune est attirée par la Terre, que la Terre et toutes les planètes sont attirées par le soleil (…) Cette force que nous connaissons sous le nom de pesanteur est donc généralement répandue dans toute la matière ; les planètes, les comètes, le soleil, la Terre, tout est sujet à ses lois, et elle sert de fondement à l’harmonie de l’Univers (…) Toutes les observations ont confirmé l’effet actuel de cette force et le calcul en a déterminé la quantité et les rapports ; l’exactitude des géomètres et la vigilance des astronomes atteignent  à peine à la précision de cette mécanique céleste et à la régularité de ses effets (p.129-130)

Une seule chose arrête, et est en effet indépendant de cette théorie, c’est la force d’impulsion (…) Cette force d’impulsion a certainement été communiquée aux astres en général par la main de Dieu, lorsqu’elle donna le branle à l’Univers ; mais comme on doit, autant qu’on peut en Physique s’abstenir d’avoir recours aux causes qui sont hors de la nature, il me paraît que dans le système solaire on peut rendre raison de cette force d’impulsion d’une manière assez vraisemblable, et qu’on peut en trouver une cause dont l’effet s’accorde avec les règles de la mécanique (p.131-132).

La phrase soulignée reflète très bien la pensée de Buffon (et avant lui de Descartes ou Galilée) : il ne nie pas que Dieu soit à l’origine de l’Univers, mais il croit en un Dieu législateur qui a édicté les lois de la Nature, lesquelles désormais régissent toute la « physique » (ce qui à l’époque inclue la biologie et la géologie) sans que le créateur n’ait besoin d’intervenir.

Son hypothèse de la comète permet ainsi, à l’aide d’une cause naturelle strictement mécanique, d’expliquer l’unité des orbites planétaires :

Il faut remarquer que les comètes parcourent le système solaire dans toute sorte de direction et que les inclinaisons des plans de leurs orbites sont forts différentes entre elles, en sorte que quoique sujettes, comme les planètes, à la même force d’attraction, les comètes n’ont rien de commun dans leur mouvement d’impulsion, elles paraissent à cet égard absolument indépendantes les unes des autres. Les planètes, au contraire, tournent toutes dans le même sens autour du soleil et presque dans le même plan (…) cette conformité de position et de direction dans le mouvement des planètes suppose nécessairement quelque chose de commun dans leur mouvement d’impulsion et doit faire soupçonner qu’il leur a été communiqué par une seule et même cause. Ne peut-on pas imaginer avec quelque sorte de vraisemblance, qu’une comète tombant sur la surface du soleil, aura déplacé cet astre et qu’elle en aura séparé quelques petites parties auxquelles elle aura communiqué un mouvement d’impulsion dans le même sens et dans le même choc, en sorte que les planètes auraient autrefois appartenu au corps du soleil (p.132-133).

Cela éclaire le sens de la gravure qui ouvre ce chapitre dans le premier tome de l’Histoire naturelle :

On y voit Dieu pointer du doigt la course d’une comète passant par le centre du système solaire, où elle percute le soleil, et laissant dans son sillage les différentes planètes. Comme dans l’explication newtonienne, le créateur tient une place dans cette hypothèse puisqu’il représente la « cause première », la volonté originelle que les choses soient comme elles sont. Mais, son dessein s’accomplit ici à travers le jeu d’un phénomène naturel : l’impact de la comète.

On s’en doute ce genre de proposition ne rencontre pas un franc succès auprès de la Faculté de théologie qui siège alors à la Sorbonne, c’est-à-dire juste à côté du Jardin du roi (le futur muséum national d’histoire naturelle) que Buffon dirige de 1739 jusqu’à sa mort en 1788. Le risque de censure est réel.

En 1751, les députés et le syndic de la faculté lui adresse effectivement une lettre, reproduite au début du quatrième tome de l’Histoire Naturelle qui paraît deux ans plus tard :

Monsieur, nous avons été informés, par un d’entre nous de votre part, que lorsque vous avez appris que l’Histoire Naturelle, dont vous êtes auteur, était un des ouvrages qui ont été choisis par ordre de la Faculté de Théologie pour être examinés et censurés, comme renfermant des principes et des maximes qui ne sont pas conformes à ceux de la Religion, vous lui avez déclaré que vous n’aviez pas eu intention de vous en écarter, et que vous étiez disposé à satisfaire la Faculté sur chacun des articles qu’elle trouverait répréhensibles dans votre dit ouvrage ; nous ne pouvons, Monsieur, donner trop d’éloges à une résolution aussi chrétienne, et pour vous mettre en état de l’exécuter, nous vous envoyons les propositions extraites de votre livre, qui nous ont paru contraire à la croyance de l’Eglise. Nous avons l’honneur d’être avec une parfaite considération, Monsieur, vos très humbles et très obéissants serviteurs, les députés et Syndic de la faculté de Théologie de Paris.

Suivent 14 extraits jugés « répréhensibles » des tomes 1 et 2 de l’Histoire Naturelle, dans lesquels figure justement le passage sur la formation des planètes. On le voit le ton est extrêmement courtois. Il faut dire aussi que l’époque voit se développer un matérialisme athée et que les censeurs se préoccupent bien davantage de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (et bientôt des écrits d’Helvétius, La Mettrie ou encore Holbach), que des théories scientifiques. De surcroît, Buffon est déjà un homme puissant, longtemps protégé par le ministre Maurepas, membre de l’Académie royale des sciences, responsable du Jardin du roi, dont l’ouvrage rencontre un impressionnant succès de librairie lui conférant une certaine notoriété.

La réponse officielle de Buffon se trouve publiée à la suite de la lettre dans le quatrième tome de l’Histoire Naturelle :

Messieurs, j’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, avec les propositions qui ont été extraites de mon livre, et je vous remercie de m’avoir mis à portée de les expliquer d’une manière qui ne laisse aucun doute ni aucune incertitude sur la droiture de mes intentions ; et si vous le désirez, Messieurs, je publierai bien volontiers, dans le premier volume de mon ouvrage qui paraîtra, les explications que j’ai l’honneur de vous envoyer. Je suis avec respect, Messieurs, votre très humble et très obéissant serviteur, Buffon.

Et effectivement, les explications de Buffon suivent aussitôt :

Je déclare, 1° que je n’ai aucune intention de contredire le texte de l’Écriture ; que je crois très fermement tout ce qui y est rapporté sur la création, soit pour l’ordre des temps, soit pour les circonstances des faits ; et que j’abandonne ce qui, dans mon livre, regarde la formation de la Terre, et en général tout ce qui pourrait être contraire à la narration de Moïse, n’ayant présenté mon hypothèse sur la formation des planètes que comme une pure supposition philosophique (…)

On pense inévitablement à Galilée forcé de se rétracter devant l’Inquisition. Sauf qu’ici c’est plutôt Buffon qui l’emporte en offrant à la Faculté de Théologie un moyen de sauver la face. En effet, son ouvrage n’est pas censuré : toutes les rééditions – fort nombreuses – contiennent toujours l’ensemble des extraits relevés par la Faculté. Buffon se contente de faire figurer sa lettre et sa réponse dans le tome 4. Surtout, il persiste et signe en publiant entre 1774 et 1779 plusieurs tomes de Suppléments à son Histoire Naturelle, dont les Époque des la nature, où il réaffirme et développe sa cosmogonie, sans être inquiété. On gardera donc bien à l’esprit que d’une part Buffon n’a jamais été victime de la censure, et que d’autre part, les remarques des théologiens ne concernaient pas la datation de la Terre, puisque celle-ci figure dans les Suppléments et non dans les premiers tomes auxquels la Faculté s’est effectivement attaquée.

A l’origine des expériences de Buffon il y a donc tout d’abord cette idée que la Terre fut autrefois un globe en fusion qui se refroidit peu à peu mais conserve encore dans sa masse une part de sa chaleur originelle. Or, si plusieurs autres savants admettaient la fusion primitive de la Terre, tous imaginaient qu’elle était depuis longtemps refroidie. Y compris Buffon jusqu’à ce qu’il lise le livre d’un confrère consacré au « petit âge de glace », ces terribles hivers qui à la fin du XVIIème et au début du XVIIIème siècle seront suffisamment exceptionnels pour intéresser l’Académie Royale des Sciences. C’est sans doute la première fois que l’on mentionne ce qui deviendra la géothermie :

  • Jean-Jacques Dortous de Mairan, Dissertation sur la glace, édition de 1749 (l’édition original date de 1716, mais ne contient pas encore l’hypothèse du « feu central »)

Par une courte analyse (…) je conclue qu’il y a donc par toute la Terre un fonds de chaleur indépendant de la vicissitude des saisons (…) Que ce soit un feu véritablement central, ou très profond, inné avec le globe terrestre, ou acquis, au moyen des rayons du soleil, qui échauffent toujours également ou à peu près un de ses hémisphères, c’est ce que je ne discuterai pas ici ; quoique bien des raisons me persuadent qu’il tient à la structure interne de la Terre et des planètes en général. Il me suffit que l’existence n’en soit pas douteuse. La chaleur de ce feu se fait sentir dans les excavations profondes et selon qu’elles sont plus profondes. Il ne faut pas creuser bien avant pour trouver d’abord une chaleur constante qui ne varie plus, quelle que soit la température de l’air à la surface de la Terre (…) Cette chaleur se soutient encore ordinairement, et à peu de chose près la même, depuis une semblable profondeur jusqu’à 60, 80 ou 100 toises, et au-delà, plus ou moins, selon les circonstances, comme on l’éprouve dans les mines : après quoi elle augmente et devient quelque fois si grande que les ouvriers ne sauraient y tenir et y vivre, si on ne leur procurait pas quelque rafraichissement et un nouvel air (p.58-61).

Curieusement les volcans n’étaient pas interprétés comme la preuve que l’intérieur de la Terre renfermait de la chaleur. Pourtant, on se souvient de la gravure illustrant le Mundus subterraneus d’Athanasius Kircher en 1665 :

Comme tant d’autres auteurs du XVIIème siècle, Kircher pensait que la Terre était un ancien Soleil refroidit qui conservait dans son cœur une partie de sa chaleur originelle. Le problème c’est que son explication n’était absolument plus en vogue au XVIIIème siècle. L’idée dominante consistait alors à imaginer que le sous-sol renfermait de vastes poches de matériaux inflammables. Or, si un objet s’enflamme il devient effectivement très chaud, mais il ne l’était absolument pas quelques instants auparavant. Ainsi, les géologues concevaient plutôt une Terre froide, mais dont des portions se montraient capables de générer brutalement une puissante chaleur.

On  le voit Mairan utilise lui un tout autre argument, bien connu aujourd’hui : le gradient géothermique ressenti par les mineurs. Il défend aussi que la variation de température entre l’hiver et l’été devrait être bien plus grande si la température de la surface terrestre n’était déterminée que par l’intensité du rayonnement solaire. Buffon s’empare aussitôt de cette idée d’un globe renfermant une part de chaleur résiduelle parce qu’elle va lui donner le fil conducteur de son histoire de la Terre : le présent diffère du passé en raison du refroidissement de la planète au cours du temps.

Les expériences de Buffon s’ancrent ainsi dans la volonté d’écrire une cosmogonie pleine et entière, celle que l’on trouvera dans les Époques de la nature, allant de la formation de la planète jusqu’à son visage actuel. Autrement dit une histoire, précisément une histoire naturelle, ce qui implique de s’intéresser au temps dans lequel s’inscrivent les différentes époques de la nature.

On y lit également un goût prononcé pour les mathématiques, puisque son premier travail scientifique consista en un Mémoire sur le jeu de franc-carreau (1733), qu’il traduisit et publia un ouvrage de Newton sur cette matière (La méthode des fluxions et des suites infinies, 1740) et qu’il rédigea en 1777 un Essai d’arithmétique moral. Les calculs ne lui font pas peur et son goût pour la physique newtonienne et la mécanique l’incite à mathématiser la nature.

Il y a enfin, l’adhésion aux méthodes de la science moderne en train de se constituer. Car, si Buffon fut avant tout un naturaliste, il ne se limita pas à l’observation des espèces. Outre son goût pour l’exploration microscopique (voir le tome 2 de l’Histoire Naturelle, 1749), il montra très tôt un certain intérêt pour ce que nous appellerions aujourd’hui l’expérimentation en physiologie, puisqu’en 1735 il traduisit et publia un ouvrage sur ce thème du grand savant anglais Stephen Hales : La statique des végétaux et l’analyse de l’air. Bien sûr d’autres naturalistes réalisèrent des expériences au XVIIIème siècle, mais la chose n’était néanmoins pas si courante, et s’agissant de quelqu’un que l’on réduit souvent à son activité de classificateur, elle mérite d’être soulignée.

Toutefois, ces prédispositions intellectuelles n’auraient sans doute pas suffi sans des circonstances matérielles fort opportunément favorables : l’accès à une forge, de l’argent pour se procurer tous les matériaux nécessaires et les moyens d’y consacrer 6 longues années (entre 1767 et 1773). Buffon a tout cela. Seigneur bourgeois, propriétaire de terres en Bourgogne sur lesquelles se trouve le château de Montbard, il dispose de vastes forêts dont le bois sert à alimenter les forges. D’abord celles du village, puis celles qu’il fait bâtir en 1770 dans le but de transformer puis de vendre le minerai de fer particulièrement abondant dans la région.

Remarquons aussi que Buffon affirme s’être inspiré d’un passage du livre de Newton, Les principes mathématiques de la philosophie naturelle, dont nous avons parlé précédemment (Buffon cite ce passage dans sa version latine) :

La comète éprouva donc une chaleur immense des rayons du Soleil dans son périhélie, et elle a pu conserver très longtemps cette chaleur ; car un globe de fer rouge d’un pouce de diamètre exposé à l’air pendant une heure, perd à peine toute sa chaleur. Et un globe d’un plus grand diamètre conserverait la sienne plus longtemps en raison de son diamètre, parce que sa superficie (qui est la mesure du refroidissement par le contact de l’air ambiant) est moindre dans cette raison en égard à la quantité de matière chaude qu’elle renferme. Ainsi un globe de fer rouge égal à la Terre, c’est-à-dire, dont le diamètre serait environ de 40 000 000 de pieds, ne se refroidirait qu’en 40 000 000 de jours, et par conséquent à peine serait-il refroidi en 50 000 ans. Je soupçonne cependant, que par des causes cachées, la durée de la chaleur doit augmenter dans une moindre raison que celle du diamètre : et je désirerais bien en trouver la véritable raison par l’expérience (p.603-604).

Buffon met donc en œuvre la proposition de Newton : mesurer la vitesse du refroidissement de globes de fer de différents diamètres :

  • Georges Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, Supplément, servant de suite à la Théorie de la Terre & d’introduction à l’histoire des minéraux, tome premier, 1774

Premier mémoire. Expériences sur le progrès de la chaleur dans les corps.

J’ai fait faire dix boulets de fer forgé et battu :

Le premier d’un demi-pouce de diamètre.

Le second d’un pouce.

Le troisième d’un pouce et demi.

Le quatrième de deux pouces.

Le cinquième de deux pouces et demi.

Le sixième de trois pouces.

Le septième de trois pouces et demi.

Le huitième de quatre pouces.

Le neuvième de quatre pouces et demi.

Le dixième de cinq pouces.

Ce fer venait de la forge de Chameçon près de Châtillon-sur-Seine, et comme tous les boulets ont été faits du fer de cette même forge, leurs poids se sont trouvés à très-peu près proportionnels aux volumes (…) Avant de rapporter les expériences, j’observerai :

1° Que pendant tout le temps qu’on les a faites, le thermomètre exposé à l’air libre était à la congélation ou à quelques degrés au-dessous* ; mais qu’on a laissé refroidir les boulets dans une cave où le thermomètre était à peu près à dix degrés au-dessus de la congélation, c’est-à-dire au degré de la température des caves de l’Observatoire ; et c’est ce degré que je prends ici pour celui de la température actuelle de la Terre.

2° J’ai cherché à saisir deux instants dans le refroidissement, le premier où les boulets cessaient de brûler, c’est-à-dire le moment où on pouvait les toucher et les tenir avec la main, pendant une seconde, sans se brûler ; le second temps de ce refroidissement était celui où les boulets se sont trouvés refroidis jusqu’au point de la température actuelle, c’est-à-dire, à 10 degrés au-dessus de la congélation. Et pour connaître le moment de ce refroidissement jusqu’à la température actuelle, on s’est servi d’autres boulets de comparaison de même matière et de mêmes diamètres qui n’avaient pas été chauffés, et que l’on touchait en même temps que ceux qui avaient été chauffés. Par cet attouchement immédiat et simultané de la main ou des deux mains sur les deux boulets, on pouvait juger assez bien du moment où ces boulets étaient également froids ; cette manière simple est non seulement plus aisée que le thermomètre qu’il eût été difficile d’appliquer ici, mais elle est encore plus précise, parce qu’il ne s’agit que de juger de l’égalité et non pas de la proportion de la chaleur, et que nos sens sont meilleurs juges que les instruments de tout ce qui est absolument égal ou parfaitement semblable. Au reste, il est plus aisé de reconnaître l’instant où les boulets cessent de brûler que celui où ils se sont refroidis à la température actuelle, parce qu’une sensation vive est toujours plus précise qu’une sensation tempérée, attendu que la première nous affecte d’une manière plus forte (p.145-148)

* Buffon utilise un thermomètre à alcool inventé par Réaumur en 1730. Selon la légende, Buffon aurait employé de jeunes femmes pour évaluer les temps de refroidissement au motif que leur peau étant plus fine elle est aussi plus sensible aux légères variations de température. J’ignore si l’anecdote est véridique, mais je la trouve amusante.  

Le tableau suivant condense les résultats rapportés dans l’ouvrage :

Buffon soumet alors ses résultats à une analyse mathématique :

La différence la plus constante que l’on puisse prendre entre chacun des termes qui expriment le temps du refroidissement, depuis l’instant où l’on tire les boulets du feu, jusqu’à celui où l’on peut les toucher sans se brûler, se trouve être de 24 minutes, car en supposant chaque terme augmenté de 24, on aura : 12’, 36’, 60’, 84’, 108’, 132’, 156’, 180’, 204’, 228’. Et la suite des temps réels de ces refroidissements trouvés par les expériences précédentes est : 12’, 35,5’, 58’, 80’, 102’, 127’, 156’, 182’, 205’, 232’. Ce qui approche de la première autant que l’expérience peut approcher du calcul. De même la différence la plus constante que l’on puisse prendre entre chacun des termes du refroidissement jusqu’à la température actuelle, se trouve être de 54 minutes, car en supposant chaque terme augmenté de 54 on aura : 39’, 93’, 147’, 201’, 255’, 309’, 363’, 417’, 471’, 525’. Et la suite des temps réels de ce refroidissement, trouvés par les expériences précédentes, est : 39’, 93’, 145’, 196’, 248’, 308’, 356’, 415’, 466’, 522’. Ce qui approche aussi beaucoup de la première suite supposée.

En résumé, Buffon trouve que ses résultats suivent des suites arithmétiques, mais uniquement à condition de les corriger de la manière suivante :

On le voit les corrections nécessaires sont loin d’être négligeables puisque celles marquées d’un (*) dépassent 5 %.

Buffon remarque que lorsqu’on double le diamètre du boulet le temps de refroidissement fait plus que doubler :

* en ajoutant à chaque fois 12’

** en ajoutant à chaque fois 39’

Buffon en déduit le calcul permettant d’extrapoler cette variation de la température à un boulet de la taille de la Terre :

Maintenant, si l’on voulait chercher avec Newton combien il faudrait de temps à un globe gros comme la Terre pour se refroidir, on trouverait, d’après les expériences précédentes, qu’au lieu de 50 000 ans qu’il assigne pour le temps du refroidissement de la Terre jusqu’à la température actuelle, il faudrait déjà 42 964 ans et 221 jours pour la refroidir, seulement jusqu’au point où elle cesserait de brûler, et 96 670 ans et 132 jours pour la refroidir à la température actuelle. Car la suite des diamètres des globes étant 1, 2, 3, 4, 5, … demi-pouces, celle des temps du refroidissement jusqu’à pouvoir toucher les globes sans se brûler, sera 12, 36, 60, 84, 108, … 24  N  – 12 minutes. Et le diamètre de la Terre étant de 2 865 lieues, de 25 au degré, ou de 6 537 930 toises de 6 pieds. En faisant la lieue de 2 282 toises, ou de 39 227 580 pieds, ou de 941 461 920 demi pouces; nous avons : = 941 461 920 demi-pouces. Et 24 N  – 12 = 22 595 086 068 minutes, c’est-à-dire 42 964 ans et 221 jours pour le temps nécessaire au refroidissement d’un globe gros comme la Terre, seulement jusqu’au point de pouvoir le toucher sans se brûler. Et de même la suite des temps du refroidissement jusqu’à la température actuelle, sera 39´, 93´, 147´, 201´, 255´, … 54 – 15´. Et comme est toujours = 941 461 920 demi-pouces, nous aurons 54  N  – 15 = 50 838 943 662 minutes, c’est-à-dire 96 670 ans et 132 jours pour le temps nécessaire au refroidissement d’un globe gros comme la Terre au point de la température actuelle (p.157-158).

Pour trouver le temps nécessaire pour pouvoir tenir le boulet à la main sans se brûler il faut donc appliquer la formule suivante :

T = 24 x N – x

T = temps de refroidissement

N = taille du boulet en demi-pouces

x = constante = 12

Et, pour trouver le temps nécessaire pour que le boulet soit à la température ambiante il faut appliquer cette autre formule :

T = 54 x N – x

T = temps de refroidissement

N = taille du boulet en demi-pouces

x = constante = 15

Evidemment, ce sont les temps corrigés que l’on trouve en appliquant les formules.

Selon Buffon le diamètre de la Terre mesure 941 461 920 demi-pouces, c’est à dire 1 195 656 638 cm ou 11 956 km (soit une erreur d’à peine 786 km) :

Buffon est bien conscient que son analogie présente de nombreuses limites à commencer par le fait que le boulet refroidit dans une atmosphère, alors que la Terre se refroidit dans le vide spatial :

Seulement on pourrait croire que celui du refroidissement de la Terre devrait encore être considérablement augmenté, parce que l’on imagine que le refroidissement ne s’opère que par le contact de l’air, et qu’il y a une grande différence entre le temps du refroidissement dans l’air et le temps du refroidissement dans le vide ; et comme l’on doit supposer que la Terre et l’air se seraient en même temps refroidis dans le vide, on dira qu’il faut faire état de ce surplus de temps ; mais il est aisé de faire voir que cette différence est très peu considérable, car quoique la densité du milieu dans lequel un corps se refroidit, fasse quelque chose sur la durée du refroidissement, cet effet est bien moindre qu’on ne pourrait l’imaginer, puisque dans le mercure qui est onze mille fois plus dense que l’air, il ne faut pour refroidir les corps qu’on y plonge qu’environ neuf fois autant de temps qu’il en faut pour produire le même refroidissement dans l’air. La principale cause du refroidissement n’est donc pas le contact du milieu ambiant, mais la force expansive qui anime les parties de la chaleur et du feu, qui les chasse hors des corps où elles résident, et les pousse directement du centre à la circonférence (p.158-159).

Mais, le principal défaut de ses expériences réside dans les matériaux utilisés : la Terre n’est pas un globe de fer.

Pour appliquer le résultat de nos expériences et de notre calcul (…) à la Terre, il faut les supposer composées de matières qui demanderaient autant de temps que le fer pour se refroidir ; tandis que dans le réel, les matières principales dont le globe terrestre est composé, telles que les glaises, les grès, les pierres, etc., doivent se refroidir en bien moins de temps que le fer.

Voilà pourquoi Buffon va reproduire ses expériences avec des boulets fabriqués dans différentes roches :

Pour me satisfaire sur cet objet, j’ai fait faire des globes de glaise et de grès, et les ayant fait chauffer à la même forge jusqu’à les faire rougir à blanc, j’ai trouvé que les boulets de glaise de deux pouces se sont refroidis au point de pouvoir tenir dans la main en 38 minutes, ceux de deux pouces et demi en 48 minutes, et ceux de trois pouces en 60 minutes, ce qui étant comparé avec le temps du refroidissement des boulets de fer de ces mêmes diamètres de deux pouces, de deux pouces et demi et trois pouces, donne les rapports 38 à 80 pour deux pouces, 48 à 102 pour deux pouces et demi et 60 à 127 pour trois pouces, ce qui fait un peut moins de 1 à 2, en sorte que pour le refroidissement de la glaise il ne faut pas la moitié du temps qu’il faut pour celui du fer. J’ai trouvé de même que les globes de grès de deux pouces se sont refroidis au point de pouvoir tenir dans la main en 45 minutes, ceux de deux pouces et demi en 58 minutes, et ceux de trois pouces en 75 minutes, ce qui étant comparé avec le temps du refroidissement des boulets de fer de ces mêmes diamètres, donne les rapports 46 à 80 pour deux pouces, 58 à 102 pour deux pouces et demi et 75 à 127 pour trois pouces, ce qui fait à très peu près la raison de 9 à 5, en sorte que pour le refroidissement du grès, il faut plus de la moitié du temps qu’il faut pour celui du fer (p.166-167).

Conclusion, les roches se refroidissent beaucoup plus vite que le fer. Afin d’en avoir le cœur net, Buffon répète encore ce travail sur d’autres matériaux :

J’ai fait de semblables expériences sur des globes de marbre, de pierre, de plomb et d’étain, à une chaleur telle seulement que l’étain commençait à fondre, et j’ai trouvé que le fer se refroidissant en 18 minutes au point de pouvoir le tenir à la main, le marbre se refroidit au même point en 12 minutes, la pierre en 11, le plomb en 9 et l’étain en 8 minutes (p.169).

En réalité, tout le Second mémoire est consacré à déterminer la vitesse du refroidissement de boulets d’un pouce constitués de matériaux aussi divers que l’or, l’argent, le cuivre, le zinc, l’antimoine, la porcelaine, la craie, le verre, le gypse, etc.

Ce travail expérimental se poursuit dans le second tome des Suppléments où Buffon s’intéresse au temps nécessaire pour qu’une matière en fusion se solidifie et qu’il estime à quelques milliers d’années :

  • Georges Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, Supplément, servant de suite à la Théorie de la Terre & d’introduction à l’histoire des minéraux, tome second, 1775

Pour appliquer au globe de la Terre le résultat de ces expériences, nous considérons qu’il n’a pu prendre sa forme élevée sous l’équateur et abaissée sous les pôles qu’en vertu de la force centrifuge combinée avec celle de la pesanteur ; que par conséquent il a dû tourner sur son axe pendant un petit temps avant que sa surface ait pris sa consistance et qu’ensuite la matière intérieure s’est consolidée dans les mêmes rapports de temps indiqués par nos expériences ; en sorte qu’en partant de la supposition qu’un jour au moins pour le petit temps nécessaire à la prise de consistance à sa surface et en admettant, comme nos expériences l’indiquent, un temps de 3 minutes pour en consolider la matière intérieure à un pouce de profondeur, il se trouvera 36 minutes pour un pied, 216 minutes pour une toise, 342 jours pour une lieue et 490 086 jours, ou environ 1342 ans pour qu’un globe de fonte de fer qui aurait, comme celui de la Terre, 1432,5 lieues de demi-diamètre, eut pris sa consistance jusqu’au centre (…) Or, nous avons démontré par les expériences du Premier mémoire qu’un globe de fer, gros comme la Terre, pénétré de feu seulement jusqu’au rouge, serait plus de 96 670 ans à se refroidir ; auxquels ajoutant 2000 ou 3000* ans pour le temps de sa consolidation jusqu’au centre ; il résulte qu’en tout il faudrait environ 100 000 ans pour refroidir au point de la température actuelle, un globe de fer gros comme la Terre, sans compter la durée du premier état de liquéfaction, ce qui recule encore les limites du temps, qui semble fuir et s’étendre à mesure que nous cherchons à le saisir (p.33-36).

* pour diverses raisons Buffon doute fort que 1342 ans suffisent pour que la Terre se solidifie, il opte donc pour un temps un peu plus grand

La « partie expérimentale » est suivie par une « partie hypothétique » consacrée au refroidissement de la Terre et des planètes, dans lequel certains chiffres présentent, curieusement, quelques différences sensibles :

En supposant, comme tous les phénomènes paraissent l’indiquer, que la Terre ait autrefois été dans un état de liquéfaction causé par le feu, il est démontré par nos expériences que si le globe était entièrement composé de fer ou de matière ferrugineuse, il ne se serait consolidé jusqu’au centre qu’en 4026 ans, refroidi au point de pouvoir le toucher sans se brûler en 46 991 ans, et qu’il ne se serait refroidi au point de la température actuelle qu’en 100 696 ans ; mais comme la Terre, dans tout ce qui nous est connu, nous paraît être composé de matières vitrescibles et calcaires qui se refroidissent en moins de temps que les matières ferrugineuses, il faut pour approcher de la vérité autant qu’il est possible, prendre les temps respectifs du refroidissement de ces différentes matières, tels que nous les avons trouvés par les expériences du second mémoire et en établir le rapport avec celui du refroidissement du fer. En n’employant dans cette somme que le verre, le grès, la pierre calcaire dure, les marbres et les matières ferrugineuses, on trouvera que le globe terrestre s’est consolidé jusqu’au centre en 2905 ans, qu’il s’est refroidi au point de pouvoir le toucher en 33 911 ans environ, et à la température actuelle en 74 047 ans environ (p.361-362).

En résumé : 2905 ans pour que la Terre se solidifie, 33 911 ans pour que sa surface cesse d’être brûlante et 74 047 ans pour parvenir à sa température actuelle. Mais, Buffon envisage que ce refroidissement ait pu être ralenti par un gain de chaleur externe provenant du Soleil et des autres planètes :

Le globe terrestre se serait donc refroidi du point d’incandescence au point de la température actuelle en 74 047 ans, supposé que rien n’eut compensé la perte de sa chaleur propre ; mais, d’une part le Soleil envoyant constamment à la Terre une certaine quantité de chaleur, l’accession ou le gain de cette chaleur extérieure a dû compenser en partie la perte de sa chaleur intérieure, et d’autre part la Lune dont la surface, à cause de sa proximité, nous paraît aussi grande que celle du Soleil, étant aussi chaude que cet astre dans le temps de l’incandescence générale, envoyait à ce moment à la Terre autant de chaleur que le Soleil même, ce qui fait une seconde compensation qu’on doit ajouter à la première, sans compter la chaleur envoyée dans le même temps par les cinq autres planètes (p.370).

En tenant compte des tailles des corps célestes, tailles qui déterminent combien de temps ces astres nous ont envoyé de la chaleur, et au prix de plusieurs pages de calculs, Buffon suggère d’ajouter 785 ans rien que pour l’influence du Soleil et de la Lune. Autrement dit Buffon aboutit à un âge d’environ 75 000 ans.

Cela fait déjà pas loin de 70 000 ans de plus que les chronologies courtes à la Ussher, mais cela, on va le voir, ne suffit pas. Car entre le moment où la surface terrestre cesse d’être brûlante (33 911 ans), et où par conséquent, la vie peut apparaître, et le présent (74 047 ans), il se passe à peine plus de 40 000 ans. 40 millénaires c’est beaucoup, mais Buffon ne croit pas que cette durée suffise pour que se forme toute l’épaisseur des dépôts sédimentaires constitués de débris d’organismes marins :

  • Georges Buffon, Histoire naturelle, générale et particulière, Supplément Des époques de la Nature, tome cinquième, 1778

A la date de 30 000 ou 35 000 ans de la formation des planètes, la Terre se trouvait assez attiédie pour recevoir les eaux sans les rejeter en vapeur (…) On a des preuves évidentes que les mers ont couvert le contient de l’Europe jusqu’à 1500 toises au-dessus du niveau de la mer actuelle, puisqu’on trouve des coquilles et d’autres productions marines dans les Alpes et dans les Pyrénées jusqu’à cette même hauteur (…) Or, dans les commencements de ce séjour des eaux sur la surface du globe, n’avaient-elles pas un degré de chaleur que nos poissons et nos coquillages actuellement existants n’auraient pu supporter ! Et ne devons-nous pas présumer que les premières productions d’une mer encore bouillante étaient différentes de celles qu’elle nous offre aujourd’hui ! Cette grande chaleur ne pouvait convenir qu’à d’autres natures de coquillages et de poissons, et par conséquent c’est aux premiers temps de cette époque, c’est-à-dire depuis 30 000 jusqu’à 40 000 ans de la formation de la Terre, que l’on doit rapporter l’existence des espèces perdues dont on ne trouve nulle part les analogues vivants. Ces premières espèces, maintenant anéanties, ont subsisté pendant les 10 000 ou 15 000 ans qui ont suivi le temps auquel les eaux venaient de s’établir (p.93-95)

On le voit, aux yeux de Buffon, le refroidissement progressif du globe expliquait que les espèces fossiles soient différentes des espèces actuelles : sur une terre plus chaude, il devait nécessairement exister des formes vivantes adaptées à cette chaleur plus vive. Imaginant que le niveau marin a ensuite diminué parce que les eaux se seraient engouffrées dans de profondes cavernes, il propose même de dresser une stratigraphie paléontologique au moyen de la datation relative :

On doit présumer que les coquilles et autres productions marines que l’on trouve à de grandes hauteurs au-dessus du niveau actuel des mers, sont les espèces les plus anciennes de la Nature ; et il serait important pour l’Histoire Naturelle de recueillir un assez grand nombre de ces productions de la mer qui se trouvent à cette plus grande hauteur et d les comparer avec celles qui sont dans les terrains les plus bas. Nous sommes assurés que les coquilles dont nos collines sont composées appartiennent en partie à des espèces inconnues, c’est à dire à des espèces dont aucune mer fréquentée ne nous offres les analogues vivants. Si jamais on fait un recueil de ces pétrifications prises à la plus grande élévation dans les montagnes, on sera peut-être en état de prononcer sur l’ancienneté plus ou moins grande de ces espèces, relativement aux autres (p.98).

Et, à plusieurs reprises, il fait part de ses doutes quant à l’estimation des durées qu’ils prêtent à la sédimentation :

La durée du temps pendant lequel les eaux couvraient nos continents a été très longue, l’on ne peut en douter en considérant l’immense quantité de productions marines qui se trouvent jusqu’à d’assez grandes profondeurs et à de très grandes hauteurs dans toutes les parties de la Terre. Et combien ne devons-nous pas encore ajouter de durée à ce temps déjà si long pour que ces mêmes productions marines aient été brisées, réduites en poudre et transportées par le mouvement des eaux, et former ensuite les marbres, les pierres calcaires et les craies ! Cette longue suite de siècles, cette durée de 20 000 ans, me paraît encore trop courte pour la succession des effets que ces monuments nous démontrent (p.114-115).

Des doutes qu’il assoit même sur une estimation chiffrée, laquelle fait un peu penser à celle que fera Darwin environ un siècle plus tard :

Pour rendre cet aperçu plus sensible, donnons un exemple ; cherchons combien il a fallu de temps pour la construction d’une colline d’argile de 1000 toises de hauteur. Les sédiments successifs des eaux ont formé toutes les couches dont al colline est composée depuis la base jusqu’à son sommet. Or, nous pouvons juger du dépôt successif et journalier des eaux par les feuillets des ardoises ; ils sont si minces qu’on peut en compter une douzaine dans une ligne d’épaisseur. Supposons donc que chaque marée dépose un sédiment d’un douzième de ligne d’épaisseur, c’est-à-dire, d’un sixième de ligne chaque jour, le dépôt augmentera d’une ligne en six jours, de six lignes en trente six jours et par conséquent d’environ cinq pouces en un an ; ce qui donne plus de 14 000 ans pour le temps nécessaire à la composition d’une colline de glaise de 1000 toises de hauteur. Ce temps paraîtra même trop court si on le compare avec ce qui se passe sous nos yeux sur certains rivages de la mer, où elle dépose des limons et des argiles, comme sur les côtes de Normandie ; car le dépôt n’augmente qu’insensiblement et de beaucoup moins de cinq pouces par an (p.68-69).

Des doutes persistant puisqu’on les retrouve dans le premier tome de l’Histoire naturelle des minéraux, publié en 1783 c’est-à-dire juste après les Suppléments :

  • Georges Buffon, Histoire naturelle des minéraux, tome 1, 1783

La formation des pierres calcaires est l’un des plus grands ouvrages de la Nature (…) Ces pierres ont en effet été primitivement formées du détriment des coquilles, des madrépores, des coraux et de toutes les autres substances qui ont servi d’enveloppe ou de domicile à ces animaux infiniment nombreux, qui sont pourvus des organes nécessaires pour cette production de matière pierreuse. Je dis que le nombre de ces animaux est immense, infini, car l’imagination même serait épouvantée de leur quantité, si nos yeux ne nous en assuraient pas en nous démontrant leurs débris réunis en grandes masses et formant des collines, des montagnes et des terrains de plusieurs lieux d’étendues. Quelle prodigieuse pullulation ne doit-on pas supposer dans tous les animaux de ce genre ! Quel nombre d’espèces ne faut-il pas compter, tant dans les coquillages et crustacés actuellement existants, que pour ceux dont les espèces ne subsistent plus et qui sont encore de beaucoup plus nombreux ! Enfin combien de temps et quel nombre de siècles n’est-on pas forcé d’admettre pour l’existence successive des unes et des autres ! (p.219)

On trouve des bancs entiers quelquefois épais de plusieurs pieds, composés en totalité d’une seule espèce de coquillages dont les dépouilles sont toutes couchées sur la même face et au même niveau. Cette régularité dans leur position et la présence d’une seule espèce, à l’exclusion de toutes les autres, semblent démontrer que ces coquillages n’ont pas été amenés de loin par les eaux, mais que les bancs où elles se trouvent se sont formés sur le lieu même, puisqu’en supposant les coquilles transportées elles se trouveraient mêlées d’autres coquilles et placées irrégulièrement en tous sens avec les débris pierreux amenés en même temps, comme on le voit dans plusieurs autres couches de pierre. La plupart de nos collines ne se sont donc pas formées par des dépôts successifs amenés par un mouvement uniforme et constant, il faut nécessairement admettre des repos dans ce grand travail, des intervalles considérables de temps entre les dates de la formation de chaque banc, pendant lesquels intervalles certaines espèces de coquillages auront habité, vécu, multiplié sur ce banc et formé le lit coquilleux qui le surmonte. Il faut accorder encore du temps pour que d’autres sédiments de graviers et de matières pierreuses aient été transportées et amenées par les eaux pour recouvrir ce dépôt de coquilles. En ne considérant la Nature qu’en général, nous avons dit que 76 000 ans d’ancienneté suffisaient pour placer la suite de ses plus grands travaux sur le globe terrestre et nous avons donné la raison pour laquelle nous nous sommes restreints à cette limite de durée, en avertissant qu’on pourrait la doubler et même la quadrupler si l’on voulait se trouver parfaitement à l’aise pour l’explication de tous les phénomènes. En effet, lorsqu’on examine en détail la composition de ces mêmes ouvrages, chaque point de cette analyse augmente la durée et recule les limites de ce temps trop immense pour l’imagination et néanmoins trop court pour notre jugement (p.244-246)

En résumé, les données de terrains, en l’occurrence les observations des dépôts sédimentaires, interrogent l’exactitude des estimations issues de l’expérimentation.

Cela a conduit Buffon à réévaluer l’âge qu’il attribuait au globe terrestre, en essayant d’estimer l’effet de ce qu’il nomme les « causes cachées » (causae latentes). L’idée est assez simple : il suppose que les résultats qu’il a obtenus lors de ses expériences ne reflètent pas convenablement le fait que certains matériaux contenus à l’intérieur du globe terrestre (d’où l’expression de « causes cachées ») doivent s’opposer à la déperdition de chaleur. Ainsi, ces éléments allongeraient sensiblement le temps nécessaire au refroidissement. Mais, ces réflexions ne figurent pas dans les ouvrages publiés. Elles ne nous sont connues qu’à travers l’étude des manuscrits des Epoques de la Nature menée par l’historien des sciences Jacques Roger et publiée en 1988. Ces manuscrits, conservés par le Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris, indiquent des temps environ 40 fois plus grands, un coefficient dû à l’action des « causes cachées » :

Mais contrairement à une idée répandue, Buffon ne renonce pas à ces chiffres par peur de l’Église. En 1778, le personnage est encore plus puissant qu’il ne l’était 30 ans plus tôt lorsque la Sorbonne avait réagi à la publication des premiers tomes de l’Histoire Naturelle. Entre temps il a été élu à l’Académie française, anobli par le roi Louis XV (il devient comte en 1771) et le succès de ses écrits fait de lui l’un des scientifiques français les plus célèbres. Ajoutons à cela qu’il vient d’avoir 71 ans et que la mode n’est pas à la persécution des vieillards. Concrètement, Buffon est devenu à peu près intouchable et il le sait fort bien. Le livre contenant les Epoques de la Nature est bien dénoncé à la Sorbonne en 1779, mais l’affaire sera diplomatiquement enterrée sans même que Buffon soit de nouveau obligé de rédiger une lettre de rétractation comme il l’avait fait, on s’en souvient, en 1751.

Surtout, les reproches de la Sorbonne ne visent pas particulièrement la datation de la Terre proposée par Buffon. Cela les théologiens pouvaient toujours s’en accommoder en proposant que chaque « jour » de la création n’avait pas duré 24h mais plusieurs millénaires. Non, leurs critiques visent spécifiquement la description de la formation du globe parfaitement contraire à la Genèse. Buffon aurait affirmait que la planète n’avait que 6000 ans que cela n’aurait strictement rien changé à l’opinion de la Faculté.

Mais, alors pourquoi ne pas avoir indiqué un âge de plusieurs millions d’années ? Nous le savons grâce à une page des manuscrits (c’est moi qui souligne) :

Pourquoi ne pas s’en tenir aux 10 000 ou 12 000 ans que vous aviez désignés d’abord comme suffisant à peu près pour ces opérations de la nature ? C’est ajouter une nouvelle cause d’obscurité aux choses difficiles dont vous prétendez donner l’explication, que d’employer de si grands nombres et des espaces d’une durée qui n’est pas concevable. J’ai si bien senti la force de cette considération que j’ai tâché d’en prévenir l’effet en présentant d’abord un plan en raccourci de la durée des temps ; cet abrégé ou plutôt cette petite échelle m’était nécessaire pour conserver l’ordre et la clarté des idées qui se seraient perdus dans des espaces obscurs si tout à coup j’avais présenté le plan de la durée des temps sur l’échelle que j’emploie aujourd’hui et qui est 40 fois plus longue que celle de mon premier tableau (…) Lorsque je n’ai compté que 74 000 ou 75 000 ans pour le temps écoulé depuis la formation des planètes j’ai averti que je me contraignais pour m’opposer le moins possible aux opinions reçues, et en même temps pour ne tirer de mes expériences sur le refroidissement que des conséquences absolument incontestables ; mais je me suis expressément réservé l’augmentation de la durée des temps pour être à l’aise sur l’explication des phénomènes et pour pouvoir présenter d’une manière intelligible et sensible l’ordre et la succession des différents événements de la nature. Je n’ai même formé mon dernier tableau sur une échelle 40 fois plus grande que d’après une supposition défavorable et trop faible, car je suis très persuadé que dans la réalité les causae latentes de Newton, c’est-à-dire les obstacles qui s’opposent à l’émission de la chaleur dans les corps, au lieu de n’être supposés qu’un millionième depuis 0,5 pouce, jusqu’à un seul aurait augmenté dix fois plus notre échelle et m’aurait donné 10 millions d’années au lieu de 600 000 pour la durée de notre époque ; mais encore une fois quoiqu’il soit très vrai que plus nous étendrons le temps et plus nous approcherons de la vérité et de la réalité de l’emploi qu’en a fait la nature, néanmoins il faut le raccourcir autant qu’il est possible pour se conformer à la puissance limitée de notre intelligence.

Passons rapidement sur le premier argument, plein de bon sens, qui consiste à ne pas s’écarter des résultats réellement obtenus lors des expériences plutôt que de trop s’appuyer sur des spéculations sans preuves solides. On sent bien que la principale raison de la limitation du temps réside dans la crainte de Buffon que ses contemporains se « perdent » dans des durées aussi grandes. Jacques Roger parle très justement de « sombres abîmes » et, effectivement, lorsqu’on se trouve au bord de l’abîme, le vertige empêche de réfléchir. Or, Buffon souhaite avant tout que les gens suivent son raisonnement et adhèrent à sa cosmogonie. Pas question donc de les confronter à des chiffres si gigantesques qu’ils risqueraient d’être jugés « inconcevables » et affecteraient du même jugement l’ensemble de l’ouvrage.

Et voilà ce que cela donne dans les Époques de la Nature :

Je dois seulement répondre à une espèce d’objection que l’on m’a déjà faite sur la très longue durée des temps. Pourquoi nous jeter, m’a-t-on dit, dans un espace aussi vague qu’une durée de 168 000 ans ! Car à la vue de votre tableau, la Terre est âgée de 75 000 ans et la Nature vivante doit subsister encore pendant 93 000 ans*. Est-il aisé, est-il même possible de se former une idée du tout ou des parties d’une aussi longue suite de siècles ! Je n’ai d’autres réponse que l’exposition des monuments et la considération des ouvrages de la Nature : j’en donnerai le détail et les dates dans les Epoques qui vont suivre celle-ci, et l’on verra que bien loin d’avoir augmenté sans nécessité la durée du temps, je l’ai peut-être beaucoup trop raccourcie. Et pourquoi l’esprit humain semble-t-il se perdre dans l’espace de la durée plutôt que dans celui de l’étendue, ou dans la considération des mesures, des poids et des nombres ! Pourquoi 100 000 ans sont-ils plus difficiles à concevoir et à compter que 100 000 livres de monnaie ! Serait-ce parce que la forme du temps ne peut se palper ni se réaliser en espèces visibles, ou plutôt n’est-ce pas qu’étant accoutumés par notre trop courte existence à regarder 100 ans comme une grosse somme de temps, nous avons peine à nous former une idée de 1000 ans, et ne pouvons plus nous représenter 10 000 ans, ni même en concevoir 100 000 ! (p.67-68).

* dans le tome second des Suppléments Buffon calcule le temps nécessaire au refroidissement de la Terre au point que toute vie y deviendra impossible.

Paradoxalement, les calculs de Buffon et ses Epoques de la Nature seront largement ignorés par les autres scientifiques car dans les années 1770 les connaissances astronomiques ont suffisamment progressé pour que l’hypothèse de la formation des planètes sous l’effet d’un impact d’une comète sur le Soleil paraisse totalement farfelue. Par respect pour son œuvre on écoute poliment les propositions de Buffon, mais elles ressemblent trop aux vieilles cosmogonies du XVIIème siècle pour y voir autre chose que les lubies d’un vieil homme fatigué.

Aller au contenu principal